Disparaître en temps de guerre : le cas français (xixe-xxe siècles)

En France, les guerres successives (de l’Empire, franco-prussienne, mondiales, de décolonisation…) ont conduit à élaborer et à préciser toute une législation différenciant « l’absence » et « la disparition ». Celle-ci correspond dans le Code civil au cas d’un individu qui ne donne plus de nouvelles et dont la mort est probable car il a été confronté à des circonstances de periculum mortis. En 1978, l’Organisation des Nations Unies forge une autre définition (« la disparition forcée ») qui, complétant les Conventions de Genève (1949) et leurs protocoles additionnels (1977), désigne « l’arrestation, la détention, l’enlèvement ou toute autre forme de privation de liberté » par des agents étatiques ou paraétatiques et dont le déni par l’État responsable exclut toute protection légale pour les victimes directes (les disparus). Les effets de cet instrument de terreur sont à longue portée pour les victimes par ricochet (la parentèle, le voisinage et la communauté d’appartenance). 

« Verdun. Tableau de guerre interprété, projections colorées noires, bleues et rouges, terrains dévastés et nuées de gaz », par Félix Valloton, 1917, huile sur toile, 114x146, Musée de l’Armée, Paris
« Verdun. Tableau de guerre interprété, projections colorées noires, bleues et rouges, terrains dévastés et nuées de gaz », par Félix Valloton, 1917, huile sur toile, 114x146, Musée de l’Armée, Paris. Source : Wikimedia Commons
Promenade Dora Bruder (Paris, 18ème arrondissement).
Promenade Dora Bruder (Paris, 18ème arrondissement). Source : Wikimedia Commons
Sommaire

Corps introuvables, escamotés, non identifiés ou pulvérisés en temps de guerre

Un individu peut disparaître pendant les combats, à la suite d’un rapt, d’une captivité, ou encore dans un bombardement, un massacre ou en déportation, mais aussi avoir été victime d’un accident (crue, éboulement, crash d’avion ou naufrage). Il peut avoir été tué sans témoin direct ou avoir été laissé pour mort sans que sa plaque d’identification ait été récupérée, s’il s’agit d’un soldat. Parfois, son corps reste introuvable durant de longues années, à l’image d’Alain-Fournier, auteur du roman Le Grand Meaulnes publié en 1913, mobilisé en tant que lieutenant d’infanterie et tué le 22 septembre 1914 près des Éparges (Hauts-de-Meuse). Son corps – comme ceux de ses compagnons d’armes – n’a été découvert qu’en 1991, grâce aux recherches de Michel Algrain, et inhumé le 10 novembre 1992 dans la nécropole de Saint-Remy-la-Calonne. 

D’autres romanciers français ayant participé à la Grande Guerre (Henri Barbusse, Georges Bernanos, Roland Dorgelès…) ont mentionné dans leurs écrits l’évolution de l’armement et la pulvérisation des corps par les bombardements d’obus. « ‘‘Disparu’’, qu’est-ce que cela veut dire ? Il y a tant de façons de mourir et de disparaître dans une attaque comme la grande offensive de Champagne en septembre 1915 » constate Blaise Cendrars dans La Main coupée, son témoignage romancé de combattant. Les violences de masse et les génocides commis pendant la Seconde Guerre mondiale (Shoah et Porajmos) réduisent quant à eux les corps de civils et de militaires en cendres ou les enfouissent dans des fosses communes dans un but d’anéantissement. Au cours des guerres coloniales (Indochine, Algérie), des corps sont soustraits, souvent pour cacher l’usage de la torture et éviter la condamnation de la Croix-Rouge, avec un large éventail de pratiques (enlèvement, arrestation arbitraire…). 

Même quand ils sont trouvés ou retrouvés, les dépouilles et les restes de militaires, mais également de civils, ne sont pas toujours identifiés, triés, voire sont mal réattribués lors de leur exhumation, en raison du caractère récent de l’usage de la médecine légale. 

De « l’absence » à la disparition en temps de guerre : une construction progressive de la législation française

Le Code civil de 1804 considère l’absent comme vivant – même si sa mort est parfois plus que probable – ce qui est une contrainte pour son entourage qui ne peut ni hériter, ni se remarier tant que l’acte de décès n’est pas dressé par un officier de l’état-civil après constatation sur le cadavre. Le patrimoine de l’absent reste inaliénable pour qu’il puisse le récupérer en cas de retour, à l’image du colonel Hyacinthe Chabert, héros balzacien, qui rentre indemne de la bataille d’Eylau (1807) alors que son épouse, remariée, le croyait mort. 

Mais les catastrophes et les guerres conduisent progressivement à définir une législation afférente à la « disparition », dans laquelle l’individu est présumé mort. Le décret impérial du 3 janvier 1813 établit ainsi le décès d’ouvriers mineurs tués par accident, bien que leurs corps n’aient pas été localisés. Puis, la loi du 13 janvier 1817 admet exceptionnellement le décès des militaires disparus pendant les guerres de la République et de l’Empire « en raison de la mauvaise tenue des registres aux armées » lors de cette période. Au sortir de la guerre franco-prussienne, ce texte est de nouveau cité dans la loi du 9 août 1871. D’autres lois respectivement relatives à des marins disparus (8 juin 1893) et à des catastrophes aériennes (31 mai 1924) modifient les articles 87 à 92 du Code civil : des jugements déclaratifs de décès sont distribués après une procédure. Des dispositions similaires sont prises durant les guerres mondiales (lois des 3 décembre 1915, 25 janvier 1919, 15 mars 1940 et 22 septembre 1942 puis ordonnances des 17 novembre 1943 et 5 avril 1944). 

« La disparition » – à savoir l’état d’une personne qui a cessé de paraître à la suite de « circonstances de nature à mettre sa vie en danger » (guerre, incendie, catastrophe aérienne, maritime ou naturelle) et dont « le corps n’a pas pu être retrouvé » – est finalement introduite dans le Code civil (art. 88 à 92) par l’ordonnance du 30 octobre 1945, qui conserve plusieurs dispositions de la loi de 1893. La « présomption de décès » – dont la durée avait été réduite l’année suivante (loi du 30 avril 1946) – est supprimée par l’ordonnance du 23 août 1958 : une déclaration judiciaire de décès peut désormais être obtenue sans délai après une requête auprès du président du tribunal du lieu de disparition. La date et le lieu du décès sont fixés en fonction des informations sur les conditions de la disparition ou, s’il est connu, le jour de la disparition. Le jugement déclaratif de décès induit les mêmes conséquences qu’un acte de décès : l’ouverture de la succession et la dissolution du mariage. Des mesures sont également adoptées dans l’éventualité d’un retour du disparu.

La France, comme les autres États signataires, est tenue d’élucider le sort des personnes disparues en temps de guerre conformément aux Conventions de Genève (1949) et à leurs protocoles additionnels (1977). Ces textes du droit international humanitaire sont complétés par la première résolution sur « les disparitions forcées ou involontaires » (1978), élaborée par l’Organisation des Nations Unies à partir du cas argentin – le pays étant enlisé dans la « guerre sale » (1976-1983) – où sont appliquées les méthodes utilisées par certaines unités de l’armée française au cours de la guerre d’Algérie (1954-1962). 

Les effets des disparitions en temps de guerre sur la parentèle, le voisinage et la communauté d’appartenance 

La disparition laisse les victimes par ricochet dans une grande détresse matérielle et, surtout, psychologique car elle les empêche de faire leur deuil. Sans corps, sans enterrement, privées de rituels qui accompagnent les funérailles, elles restent figées dans l’expectative et mécroient à un non-retour. Aussi, plusieurs familles meurtries ont pu reconnaître, un père, un frère, un fils, en Anthelme Mangin, soldat amnésique qui reparut au sortir de la Grande Guerre, dont l’histoire a été librement adaptée au théâtre, en 1937, par Jean Anouilh dans Le Voyageur sans bagage. Cette attente et ce tourment inexorables, consécutifs à maintes recherches, sont également exprimés dans La Douleur, œuvre testimoniale publiée en 1985 par Marguerite Duras dont l’ex-époux, l’écrivain Robert Antelme, avait été arrêté par la Gestapo puis déporté à Buchenwald le 17 août 1944 – et qui lui, finalement, revient. 

Dans le cas contraire, parentèle et voisinage se réunissent en « communautés en deuil », selon l’expression de l’historien américain Jay Winter, procèdent parfois à des rituels de substitution, réclament le « droit de savoir » et s’échinent à dénoncer les impérities de l’État français. Ce même État multiplie pourtant les actions (tombe du Soldat inconnu, attribution de la mention « Mort pour la France », érection de stèles, de cénotaphes, de mémoriaux et financement de bases de données comptabilisant les nécronymes) et soutient certaines initiatives visant à restaurer les traces de disparus après avoir signé, en 2007, puis ratifié, en 2008, la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. Une promenade du 18ème arrondissement de Paris porte par exemple, depuis 2015, le nom de Dora Bruder, disparue à l’âge de 15 ans pendant l’Occupation, à laquelle Patrick Modiano avait consacré un roman publié en 1997.

Citer cet article

Soraya Laribi , « Disparaître en temps de guerre : le cas français (xixe-xxe siècles) », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 03/06/24 , consulté le 21/09/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22323

Bibliographie

Audoin-Rouzeau, Stéphane, Becker, Annette, 14-18, retrouver la Guerre, Paris, Gallimard, coll. Folio histoire, 2003 [1ère éd. : Gallimard, 2000]. 

Dreyfus, Jean-Marc, « Remettre les corps en place à la Libération : exhumations, identifications et transferts après 1944 », Guerres mondiales et conflits contemporains, 2022/1, (n°285), p. 129-147. 

Hardier, Thierry, Jagielski, Jean-François, « Le corps des disparus durant la Grande Guerre : l’impossible deuil », Quasimodo, n°9, « Corps en guerre. Imaginaires, idéologies, destructions », tome 2, 2006, p. 75-96. 

Heller-Roazen, Daniel, Compter pour personne. Un traité des absents, Paris, La Découverte, 2023. 

Le Naour, Jean-Yves, Le soldat inconnu vivant, Paris, Fayard, 2018 [1ère éd. : Hachette Littératures, 2002], [2ème éd. : Hachette Littératures, coll. Pluriel, 2008].

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