Les disparitions de civils et de militaires en Algérie pendant la guerre (1954-1962)

Difficiles à quantifier, les « disparitions » de civils et de militaires en Algérie entre 1954 et 1962 sont multiformes. Ce mot renvoie à un état de fait, défini par la législation française (ord. n°58-779 du 23 août 1958), soit la situation des individus dont les corps n’ont pas été retrouvés ou identifiés, et présumés morts en raison des circonstances (ici une guerre reconnue en tant que telle par la France en 1999). L’effacement de leurs traces a aussi pu revêtir des aspects plus symboliques (privation des papiers d’identité, et « mort civile », suppression des noms patronymiques…). Mais lorsqu’elles sont « forcées », les disparitions désignent l’instrument de terreur lui-même, utilisé avec « l’appui ou l’acquiescement de l’État » (définition onusienne forgée en 1978). Après enlèvement ou arrestation, sans demande de rançon, des individus ont été tués et leurs cadavres escamotés. Parentèle et entourage, endeuillés, mobilisés pour réclamer des informations puis les dépouilles, sont devenus les gardiens de leur mémoire. 

Ill. 1. Maqam Echahid, Mémorial du Martyr, Alger.
Ill. 1. Maqam Echahid, Mémorial du Martyr, Alger. Source : Wikimedia Commons
Ill. 2. Mémorial national de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie, Quai Branly, Paris.
Ill. 2. Mémorial national de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie, Quai Branly, Paris. Source : Wikimedia Commons
Ill. 3. Monument aux disparus des Abdellys, cimetière du Père Lachaise (division 88), Paris.
Ill. 3. Monument aux disparus des Abdellys, cimetière du Père Lachaise (division 88), Paris. Source : Wikimedia Commons
Sommaire

Perdre les traces : disparitions en situation de péril de mort

L’ordonnance du 30 octobre 1945 introduit la notion de « disparition » dans le Code civil français ; elle se distingue de « l’absence » et désigne « l’état d’une personne ayant cessé de paraître sans que l’on ait eu de nouvelles et après qu’un événement particulier l’a exposée à un péril de mort ». Le 23 août 1958, une autre ordonnance supprime la « présomption de décès ». La France est à ce moment-là en guerre (1954-1962) – bien que ce vocable soit refusé au profit d’expressions comme « opérations de maintien de l’ordre » et « événements d’Algérie » – pour mettre fin aux projets indépendantistes de sa colonie de peuplement.

De nombreux tabous entourent les pertes humaines (blessés, morts et disparus) de cette guerre sans nom. Aussi, le décès de soldats de l’armée française (engagés, rappelés, supplétifs) dont le corps est rapatrié dans un cercueil plombé (loi du 31 juillet 1920) est parfois dénié par des familles pour lesquelles le doute persiste. Quand la dépouille, introuvable ou non identifiable, ne leur est pas restituée, elles restent figées dans une cruelle attente. 

L’armée française a pourtant prévu une procédure spéciale en cas de disparition, qu’elle ait eu lieu en service ou non (accident, crash d’avion, noyade, bombardement, captivité ou encore catastrophe naturelle…). S’il a gardé sa tenue et emporté ses armes, c’est d’abord un soupçon de désertion et de « passage à l’ennemi » qui pèse sur le soldat ne revenant pas à son poste. Après un délai de grâce (six jours), des recherches sont entreprises et aboutissent à la constitution d’un dossier de disparition quand elles se révèlent infructueuses. 

Montés au maquis après avoir brûlé leurs papiers, beaucoup d’Algériens (les moudjahidine) n’étant pas connus sous leur vrai nom ce qui a posé un problème d’identification – ont été déclarés « disparus ». Ils ont également pu l’être après avoir été tués pendant les combats sans témoin, et non retrouvés, à l’image du colonel Si M’hamed Bougara (Ouled Bouachra, 5 mai 1959). 

À ces victimes directes disparues du fait d’un enchevêtrement de circonstances, s’ajoutent les cibles de « disparitions forcées » qui constituent un crime imprescriptible, supprimant leur vie mais effaçant aussi leur mort, parce que les privant de funérailles et de sépulture sur laquelle leur entourage puisse se recueillir.

Ôter la vie mais aussi la mort : disparitions forcées 

L’armée et les forces de l’ordre françaises ont orchestré des disparitions forcées pendant l’intégralité de la guerre mais c’est au cours de la « bataille d’Alger » (janvier-octobre 1957) que certaines unités de la 10e Division Parachutiste érigent en système l’arrestation et la détention de nationalistes algériens tués après avoir été torturés. Cette pratique s’inscrit dans la guerre contre-subversive théorisée par le colonel Roger Trinquier, au sein de son ouvrage La guerre moderne (1961), puis exportée dans plusieurs pays d’Amérique latine – c’est à partir de ces derniers cas que l’expression « disparition forcée » est forgée par les Nations Unies en 1978. 

D’autres sont exécutés sommairement – comme le décrit, dans Entendez-vous dans les montagnes…, Maïssa Bey, dont le père instituteur a été arrêté le 7 février 1957 – puis leurs corps dissimulés. Ces disparitions ne sont pas toujours signalées au Service des Liaisons Nord-Africaines par l’entourage des victimes directes qui craint, par ricochet, des représailles. Elles sont néanmoins très tôt dénoncées par Paul Teitgen, secrétaire général de la préfecture d’Alger, qui adresse le 24 mars 1957 sa lettre de démission au ministre résident Robert Lacoste, ainsi que par les avocats Jacques Vergès, Michel Zavrian et Michel Courrégé dans Les disparus. Le cahier vert (1959). Leur préfacier, l’historien Pierre Vidal-Naquet, avait quant à lui déjà réfuté dans L’Affaire Audin (1958) la « thèse de l’évasion » véhiculée le 21 juin 1957 par les gardiens de Maurice Audin, assistant de mathématiques à la faculté d’Alger et militant communiste, disparu après avoir été arrêté, le 11 juin, et torturé.

Les nationalistes algériens y recourent également : en témoigne la disparition forcée de l’unité mixte du Groupe de compagnies nomades d’Algérie qui se trouvait dans les Abdellys en 1956 ou encore celles commises au cours des purges internes (« bleuite »). Les accords d’Évian du 18 mars 1962 ne mettent pas fin à cette pratique, qui augmente même dans les villes à forte présence européenne. Ainsi le commandant Azzedine et ses hommes enlèvent-ils dans la Zone Autonome d’Alger des membres réels ou supposés de l’Organisation Armée Secrète (OAS), partisane de l’Algérie française, qui sont enterrés dans des « tombes collectives ». L’OAS se livre de son côté à des attentats et à des assassinats de personnalités, mais aussi à des disparitions forcées : le peintre René Sintès, par exemple, disparu à El Biar, le 25 mai 1962. 

Durant la phase de transition du pouvoir, d’autres mobiles (vols de véhicules, vengeances contre les harkis…), ont pu, de même, être à l’origine de disparitions forcées  – dont un grand nombre a été comptabilisé à Oran, notamment à la suite du massacre du 5 juillet 1962.

Obvier l’effacement : séquelles et entretien du souvenir 

Les recherches des disparus, ou de leurs dépouilles, se multiplient au sortir de la guerre : Mehenna Mahfoufi l’a montré à partir d’un corpus de chants patriotiques et d’élégies, principalement collecté au village d’Aït Issad (Kabylie). Des démarches et rituels funéraires de substitution sont, en effet, entrepris à titre individuel ou collectif, via des associations, pour conserver les traces de ces disparus et entretenir leur souvenir, même si le deuil peut être vécu différemment par les membres de la sphère familiale, le voisinage et la communauté d’appartenance. 

À la demande du ministre des Armées français, les jugements déclaratifs de décès des militaires sont prononcés par le Tribunal de Grande Instance pour permettre remariages, héritages et protéger les orphelins. Ceux concernant les civils sont rendus après enquêtes du Secrétariat d’État chargé des Affaires algériennes et de la « mission spéciale » du Comité International de la Croix-Rouge (8 mars-12 septembre 1963). L’attention portée aux harkis disparus est toutefois moindre. N’osant imaginer la mort de leurs proches, certaines familles préfèrent recourir à une procédure d’« absence », plus compliquée, et restent longtemps sensibles aux rumeurs. Dans le même temps, des pensions sont versées aux familles des disparus du Front de Libération Nationale par l’État algérien qui accorde à ces derniers le statut de chahid (« martyr ») refusé aux messalistes longtemps occultés de la mémoire institutionnelle. 

L’Algérie et la France ont signé en 2007 la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. Bénéficiant de l’ouverture progressive des archives, la recherche historique se substitue alors à celle des dépouilles. Elle s’est dans un premier temps polarisée sur les « disparus européens », d’abord les civils, listés par le ministère des Affaires étrangères dès 2004, puis les militaires. Elle s’est ensuite élargie à l’ensemble des victimes après la reconnaissance officielle du rôle de l’armée dans la disparition de Maurice Audin en 2018. Le Guide numérique sur les disparus de la guerre d’Algérie (2020) en atteste, même s’il est encore laborieux de les comptabiliser – ce que le ministère des Moudjahidine, en Algérie, a entrepris pour celles de la « bataille d’Alger » (2017). Remis au gouvernement français en 2021, le « rapport Stora » mentionne, entre autres, ces disparitions.

L’attribution d’odonymes se référant à des noms de disparus et la construction de monuments commémoratifs (Maqam Echahid à Alger, et Mémorial national de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie à Paris, voir Ill. 1, 2 et 3…) se redoublent de mémoriaux digitaux (Mille autres, Graines de Mémoire…) pour leur offrir « une sépulture virtuelle ».

Citer cet article

Soraya Laribi , « Les disparitions de civils et de militaires en Algérie pendant la guerre (1954-1962) », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 07/10/24 , consulté le 23/03/2025. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22431

Bibliographie

Branche Raphaëlle, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie.1954-1962, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2016 [1ère éd. : Gallimard, 2001]. 

Faivre Maurice, La Croix-Rouge pendant la guerre d’Algérie. Un éclairage nouveau sur les victimes et les internés, Panazol, Lavauzelle, 2007. 

Jordi Jean-Jacques, Un silence d’État. Les disparus civils européens de la guerre d’Algérie, Paris, Soteca, 2011. 

Mohand-Amer Amar, « La question des disparus du fait des forces de l’ordre françaises durant la guerre vue d’Algérie », dans Teitgen-Colly Catherine, Manceron Gilles, Mansat Pierre, Les disparus de la guerre d’Algérie suivi de La bataille des archives 2018-2021, Paris, L’Harmattan, 2021, p. 35-45. 

Monneret Jean, La phase finale de la guerre d’Algérie, Paris, L’Harmattan, 2000. 

Rahal Malika, Riceputi, Fabrice, « La disparition forcée durant la Guerre d’Indépendance algérienne. Le projet Mille autres, ou les disparus de la “bataille d’Alger” (1957) », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2022/2, p. 263-289.

Stora Benjamin, France-Algérie. Les passions douloureuses. Nouvelle introduction : « Le rapport Stora et ses suites », Paris, Albin Michel, 2023 [1ère éd. : 2021]. 

Thénault Sylvie, Besse Magalie (dir.), Réparer l’injustice : l’Affaire Maurice Audin, Paris, IFJD, 2019. 

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« De peur que nous ne périssions », affiche du Comité américain d’aide au Proche-Orient, 1918.
« De peur que nous ne périssions », affiche du Comité américain d’aide au Proche-Orient, 1918. Source : Library of Congress/Wikimedia Commons.
Cimetière militaire de la Première et Seconde guerre mondiale de Montauville (Meurthe-et-Moselle).
Cimetière militaire de la Première et Seconde guerre mondiale de Montauville (Meurthe-et-Moselle). Source : Wikimedia Commons.
« Verdun. Tableau de guerre interprété, projections colorées noires, bleues et rouges, terrains dévastés et nuées de gaz », par Félix Valloton, 1917, huile sur toile, 114x146, Musée de l’Armée, Paris
« Verdun. Tableau de guerre interprété, projections colorées noires, bleues et rouges, terrains dévastés et nuées de gaz », par Félix Valloton, 1917, huile sur toile, 114x146, Musée de l’Armée, Paris. Source : Wikimedia Commons
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