La naissance de la philologie

Les premières générations d’humanistes cherchent à ressusciter la culture et la littérature latines classiques. Ils se mettent en quête de manuscrits contenant des textes rares ou perdus, et traduisent les œuvres de la littérature classique grecque, récemment redécouverte. Des pionniers comme Pétrarque, Coluccio Salutati ou encore Le Pogge s’intéressent particulièrement à la restauration de l’œuvre de Cicéron, dont le latin devient un modèle au cours des siècles suivants. Grâce à l’invention de l’imprimerie, cette méthode venue d’Italie se diffuse à travers toute l’Europe. Au xvie siècle, les Pays-Bas deviennent le principal foyer des études philologiques, avec des savants de premier rang comme Érasme et Juste Lipse. Leurs travaux ont un rôle clé dans création de la nouvelle culture humaniste des élites européennes, mais aussi dans la genèse de la Réforme.

Guillaume Budé et Dame Philologie écrivent l’Institution du prince chrétien, BnF, Arsenal, ms. 5103, f° 1v.
Sommaire

À l’origine, en grec ancien, le terme φιλολογία (philologia) traduit de façon assez générale un goût pour l’apprentissage ou la littérature. À l’époque hellénistique, il se met à désigner une forme plus spécifique d’érudition. Aujourd’hui, sa signification varie en fonction des traditions nationales. Dans le monde anglo-saxon, il a souvent trait à l’histoire des langues en général, tandis que, dans les pays de culture romane, il renvoie plus spécifiquement à l’étude des lettres classiques et en particulier à la critique des textes. C’est dans ce deuxième sens que le mot de « philologie » est employé en Europe, dans le contexte des studia humanitatis de la fin du xive siècle et du suivant, c’est-à-dire dans l’« humanisme » (terme non moins problématique) de la Renaissance.

À l’époque hellénistique, les directeurs de la bibliothèque d’Alexandrie s’attèlent à collecter et corriger la littérature grecque existante ; ils veulent en particulier rendre leur intégrité aux poèmes épiques d’Homère. Ces premiers savants produisent également des commentaires des textes anciens ainsi que des traités de prosodie et de grammaire. Cette école d’Alexandrie, qui regroupe des philologues comme Zénodote, Callimaque, Aristophane ou encore Aristarque de Samothrace, du ive au iie siècle avant notre ère, se perpétue et se poursuit à Byzance sous la plume de nombreux savants et compilateurs. Des siècles plus tard, quand les premières générations d’humanistes cherchent à faire revivre la littérature et la culture latines classiques, ceux-ci se mettent en quête de manuscrits alors considérés comme perdus, les copient et les corrigent. Ils traduisent en latin les œuvres de l’Antiquité grecque, redécouvertes dans les collections byzantines, étudient le bon usage des deux langues et produisent leurs propres grammaires, dont l’Elegantiae de Laurent Valla (1444) et le De orthographia de Giovanni Tortelli (vers 1451) constituent les exemples les plus représentatifs.

Pétrarque et Salutati

En Europe occidentale et centrale, où la connaissance du grec a pratiquement disparu depuis la chute de Rome au ve siècle de notre ère, la littérature latine se transmet principalement dans les monastères et les autres ateliers (scriptorium) religieux. Jusqu’à Pétrarque (Francesco Petrarca, 1304-1374), presque personne ne manifeste un désir véritablement « philologique » de corriger des textes classiques qui se transmettent depuis des siècles – à l’exception notable de l’abbé franc Loup de Ferrières (vers 805-860). Le Florentin va se mettre à la recherche des œuvres classiques réputées perdues à travers toute l’Europe, couvrant d’annotations les marges des livres qu’il parvient à se procurer. Nombre de ces notes sont des hypothèses (« conjectures ») qui tentent de rétablir le sens de passages corrompus. Pétrarque contribue ainsi de façon déterminante à la restauration du vaste corpus littéraire de Cicéron – rapidement devenu un modèle pour des générations d’humanistes.

Ses efforts pour restituer les œuvres de Cicéron sont poursuivis par le chancelier de Florence Coluccio Salutati (1331-1406). Réalisant sans doute qu’il est nécessaire de maîtriser la culture grecque des élites romaines pour comprendre véritablement Cicéron, il invite Manuel Chrysoloras (1355-1415) à venir de Constantinople pour devenir le premier maître de grec de la capitale toscane. Il donne ainsi une impulsion décisive au renouveau des études helléniques en Occident. Chrysoloras écrit la première grammaire grecque moderne d’Europe occidentale, les Έρωτήματα (Erotemata ou « questions », vers 1395) et forme toute une génération de traducteurs. À peine un demi-siècle plus tard, la quasi-totalité du patrimoine littéraire de la Grèce antique est traduite en latin. Grâce à l’invention de l’imprimerie, ces traductions latines se diffusent dans toute l’Europe à partir du dernier quart du quattrocento, devançant souvent la publication des textes originaux grecs.

Le Pogge, Valla et Politien

Si Le Pogge (Poggio Bracciolini, 1380-1459) et d’autres humanistes parviennent à redécouvrir des textes latins classiques demeurés dans l’oubli des siècles durant, aucun de ces chasseurs de livres n’égale la finesse philologique de Pétrarque. Le premier à surpasser véritablement l’apport fondateur de ce dernier est Lorenzo Valla (vers 1406-1457). Son manuel maintes fois réimprimé, les Elegantiae linguae latinae, détaille le bon usage de la syntaxe et du vocabulaire latins. Il porte l’étude de cette langue à un niveau sans précédent. Doté d’un talent hors du commun pour la philologie, Valla jette les bases de l’étude critique de la Bible dans ses Annotationes au Nouveau Testament (1453). Cette œuvre – plus tard employée par Martin Luther lui-même – est l’occasion d’une dispute avec Le Pogge. Il accuse Valla d’irréligion, pour avoir soumis la littera divina aux mêmes techniques d’analyse critique que les textes profanes. Valla établit également que la Donation de Constantin et la correspondance apocryphe entre saint Paul et Sénèque sont des faux. Usant inlassablement de sa méthode critique, ne reculant jamais devant la polémique et malgré ses corrections parfois arbitraires, il ouvre la voie à la philologie critique d’Ange Politien en Italie, d’Antonio de Nebrija en Espagne, d’Érasme en Hollande et de Guillaume Budé en France.

Dans ses Miscellanea philologiques, Ange Politien (1454-1494) s’inspire des Nuits attiques du grammairien latin Aulu-Gelle et témoigne d’une grande attention pour la qualité de ses sources textuelles. Il prend soin de les confronter les unes aux autres afin d’établir leurs influences réciproques. Lui-même auteur de poésies en langue grecque, Politien a parfaitement conscience du rôle que les modèles helléniques ont joué auprès des auteurs latins. Il adhère au principe méthodologique novateur selon lequel il faut ignorer les copies de seconde main lorsqu’on veut déterminer comment s’est transmis un texte et la qualité de chaque groupe de versions. Cette eliminatio codicum descriptorum (disqualification des copies) devient l’un des principes fondateurs de la philologie textuelle classique. C’est Politien qui, le premier, cherche à reconstruire la version originale (« archétype ») d’un texte en comparant autant d’exemplaires anciens que possible, qui distingue les variantes transmises et qui identifie les différentes copies d’un texte par des lettres (sigla).

Vers le nord

À partir de la fin du xve siècle, la philologie atteint son plein épanouissement et produit des commentaires de plus en plus sophistiqués des classiques latins et grecs, comme les œuvres de Domizio Calderini ou les Conucopiae de Niccolò Perotti, parues en 1478. La démarche philologique des premières générations d’humanistes s’institutionnalise peu à peu pour devenir une véritable discipline académique. À la multiplication exponentielle des copies manuscrites, au cours du xve siècle, s’ajoute bientôt celle du nombre de textes disponibles, grâce aux possibilités offertes par l’invention récente de l’imprimerie. Les imprimeurs, et les savants auxquels ils font de plus en plus régulièrement appel pour l’édition des textes, ont ainsi accès à de nombreuses versions des œuvres qu’ils souhaitent imprimer. Par leur biais, la méthode philologique atteint un raffinement sans précédent.

Des potentats italiens entretiennent des cercles humanistes privés depuis le xve siècle, mais au xvie siècle, monarques et régents vont créer de véritables institutions universitaires dédiées aux études philologiques : le Colegio Mayor de San Ildefonso, à Alcalá de Henares (1499), le Collegium Trilingue de Louvain (1517) ou encore le Collège des lecteurs royaux, à Paris (1529). Le cœur des études philologiques se déplace alors de l’Italie vers le Nord, s’appuyant sur des personnalités de premier plan, comme Érasme (1469-1536), Juste Lipse (1457-1606), Joseph Juste Scaliger (1540-1609) ou Isaac Casaubon (1559-1614).

La diffusion de la méthode philologique et des travaux de ses tenants permet aux lettrés de toute l’Europe de redécouvrir des textes oubliés depuis longtemps ou corrompus par les siècles, comme ceux de Cicéron, de Sénèque ou encore de la Bible. Elle façonne la culture classique de l’élite européenne et constitue un des fondements de la sola scriptura de la Réforme.

Citer cet article

Jeroen De keyser , « La naissance de la philologie », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 26/06/20 , consulté le 29/03/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21302

Bibliographie

Rabil, Albert (ed.), Renaissance Humanism. Foundations, Forms, and Legacy, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1988.

Reynolds, Leighton Durham, Wilson, Nigel Guy, Scribes and Scholars : A Guide to the Transmission of Greek and Latin Literature, Oxford, Oxford University Press, 2013.

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