La République des Lettres à la Renaissance

Réseaux, échanges et cercles savants

L’expression « République des lettres », le plus souvent utilisée aujourd’hui pour désigner le monde savant des humanistes de l’Europe moderne, est un syntagme aux usages multiples qui naît probablement dans le milieu des lettrés italiens au début du xve siècle. Sans préjuger des variations de son usage dans le temps et l’espace, il renvoie à une communauté de savants unis par des pratiques communes, notamment un amour partagé des belles lettres, et par un projet de construction de la concorde et du bien commun grâce au savoir et à la communication lettrée.

Recueil comprenant le De nobilitate vera du Pogge, une lettre de Carlo Aretino au même, des œuvres de Guarino da Verona et Leonardo Bruni. British Library, Harley 2571, f° 2.
Sommaire

L’expression « République des lettres » est un syntagme au long cours et aux usages multiples : si les historiens l’utilisent aujourd’hui principalement pour désigner le monde savant des humanistes de l’Europe moderne, il a également pu être employé à propos du groupe d’intellectuels de l’entre-deux-guerres qui cherchait à assurer grâce aux échanges culturels la paix et l’unité en Europe.

C’est dans le contexte de la recherche d’une tout autre unité, celle de la respublica christiana mise à mal par le Grand Schisme d’Occident, que semble apparaître, en 1417, l’expression latine respublica literaria. À Constance, tandis qu’un concile s’efforce de reconstruire cette unité, certains lettrés saisissent l’occasion pour se lancer à la recherche, dans les bibliothèques monastiques des environs, de manuscrits anciens recélant les œuvres d’auteurs antiques. L’un d’entre eux, le Toscan Poggio Bracciolini (1380-1454), sut mieux que quiconque faire connaître et mettre en scène ces découvertes, faisant immédiatement expédier des copies à Florence : c’est d’ailleurs lui que le jeune humaniste vénitien Francesco Barbaro (1390-1459) félicite et remercie, au nom de tous les lettrés présents et futurs, de ce cadeau offert à la literaria res publica pour le plus grand progrès de l’humanité et la culture.

Bien que l’expression demeure rare au xve siècle, puisqu’elle reste une des multiples façons pour les humanistes de désigner leur réseau informel et que son usage ne soit banalisé qu’à partir du premier quart du xvie siècle, le contexte d’apparition de ce syntagme permet d’emblée de pointer plusieurs aspects essentiels de la nature même du réseau qu’il entend désigner.

Tout d’abord, l’émergence de la formule dans le cadre conciliaire souligne les liens étroits, mais complexes, entre cette res publica literaria et la res publica christiana, par delà ses divisions politiques et religieuses. Communauté de lettrés née dans le cadre politique de l’Italie des communes puis des cours seigneuriales et princières – et en premier lieu la cour pontificale –, la « République des lettres » est d’emblée animée d’un idéal d’accomplissement moral, intellectuel et politique qui s’identifie dans l’image idéalisée de l’orator cicéronien et s’incarne dans des offices – chancelier ou secrétaire, ambassadeur, conseiller du prince – permettant de mettre un savoir-faire au service de la chose publique. Au xvie siècle, tandis que les divisions politiques et religieuses s’aggravent, les lettrés de toute l’Europe – et à leur tête Érasme (1469-1536) – en viennent à investir les studia literarum d’une mission politique de salut de la chrétienté universelle.

Ensuite, son apparition dans un texte de célébration et d’éloge souligne la forte charge mémorielle et auto-représentative d’une expression chargée d’exprimer, dans des termes choisis pour leur résonance antique, la cohésion d’un groupe d’intellectuels qu’aucune appartenance institutionnelle ne réunit encore au début du xve siècle et qui ne conquiert que peu à peu les lieux institutionnalisés du savoir et du pouvoir.

Enfin, la naissance de l’expression dans une lettre est l’occasion de souligner le rôle central que l’échange épistolaire prend dans la construction et dans la représentation du réseau que recouvre la notion de « République des lettres ». En effet, l’un des principaux vecteurs de cohésion de cette communauté de savants est l’échange de lettres grâce auxquelles sont partagées, puis relayées à plus large échelle encore, les découvertes de textes ou de monuments antiques, les nouveautés sur les traductions et les œuvres à la mode, les informations sur les possibles patrons, sur les amitiés, mais aussi sur les conflits et les polémiques entre pairs partageant, sinon le même statut social, du moins des pratiques et des goûts communs. Par leur soin de conformer leurs lettres aux modèles antiques de Cicéron, Sénèque, Pline et Jérôme, puis aux modèles récents ou contemporains en commençant par Pétrarque (1304-1374), mais aussi par leur souci de rassembler dans des recueils leurs propres lettres, les humanistes dès la fin du xive siècle font du vecteur épistolaire une des expressions la plus achevée du mouvement culturel que nous désignons comme humanisme. Au gré des missives singulières, mais aussi de l’écho à distance que leur assurent les recueils épistolaires, c’est toute une nébuleuse de correspondants, de porteurs, d’amis auxquels on écrit, dont on attend les lettres, dont on souhaite lire les écrits ou, plus simplement, qu’on se contente de saluer en post-scriptum, qui s’anime sous les yeux du lecteur.

Accompagnant souvent les lettres, les échanges de livres – manuscrits puis imprimés –, sous forme d’achats, de prêts pour copie, de dons ou de legs, soudent cette nébuleuse : la « République des lettres » se confond en réalité avec le patrimoine commun des belles lettres (literae humaniores), grâce auxquelles les hommes pratiquant les « humanités » peuvent acquérir la vertu et s’employer au bien commun. Constitué en premier lieu par les textes antiques et patristiques, sans cesse enrichis et renouvelés par de nouvelles traductions (ou retraductions) du grec en latin, mais aussi par de nouvelles « éditions » mettant en œuvre une méthode philologique renouvelée, ce patrimoine s’ouvre progressivement aux productions littéraires contemporaines : les discours, les invectives, les dialogues, les lettres familières, les carmina politiques – qui constituent les formes discursives caractérisantes de l’humanisme –, puis les manuels qui viennent théoriser et normer ces formes. Le réseau des lettrés humanistes assure une circulation intense et constante à ce patrimoine, sans cesse copié et recopié – y compris dans des volumes fort modestes qui en garantissent la diffusion capillaire – et enfin imprimé. Rien d’étonnant qu’ait pu naître et se concrétiser dans ce milieu l’idée d’une bibliothèque publique, c’est-à-dire soutenue financièrement par le pouvoir public mais aussi ouverte à l’ensemble des savants, dont on trouve les premiers projets à Florence au début du xve siècle.

Dans un premier temps, comme le souligne la forme latine du syntagme, la res publica literaria est une communauté de langue, celle d’une latinitas révisée dans sa syntaxe, son lexique et son mode oratoire, mais aussi graphiquement restaurée par l’usage d’une écriture commune, l’humanistique, mise au point sans doute à Florence au tournant des xive et xve siècles. Si l’humanisme toscan s’ouvre tôt à la langue vulgaire, la République des lettres, dans sa progressive expansion européenne et moderne, reste longtemps fidèle au latin : un latin, tel celui que célèbrent les Elegantiae linguae latinae de Lorenzo Valla (1407-1457), que l’on veut toujours plus proche idéellement de celui de Cicéron et qui assure la diffusion de l’humanisme de l’Italie du Centre et du Nord vers la France et les contrées germaniques au gré, encore et toujours, de la circulation des hommes – les étudiants, les professeurs et les ambassadeurs –, de leur discours et de leurs livres que diffusent des éditeurs et libraires aussi célèbres qu’Aldo Manuzio (1449-1515) à Venise. En dépit des efforts des lettrés du début du xvie siècle pour en propager l’idéal comme garant de la paix universelle, qu’incarne de façon emblématique l’Utopie de Thomas More (1478-1535), l’expression n’est réellement popularisée dans les langues vernaculaires européennes qu’à partir du xviie siècle, tandis que se multiplient les académies et les revues garantissant la collaboration et la communication entre savants, et dont les titres – Nouvelles de la République des lettres, Giornale de’ Letterati, Republyk der Geleerden, etc. – soulignent la force vivante d’un syntagme d’un jour devenu mythe fondateur pour l’histoire européenne.

Citer cet article

Cécile Caby , « La République des Lettres à la Renaissance », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 16/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12467

Bibliographie

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Caby, Cécile, Dessì, Rosa Maria (dir.), Les humanistes, clercs et laïcs dans l’Italie du xiiie au début du xvie siècle, Turnhout, Brepols, 2012 (coll. d’études médiévales de Nice, 13).

Rundle, David (dir.), Humanism in Fifteenth-Century Europe, Oxford, The Society for the Study of Medieval Languages and Literature, 2012.

Pomian, Krzysztof, « République des lettres », dans Encyclopédie de l’humanisme méditerranéen, éd. de Houari Touati, printemps 2014, (en ligne)