Après la Réforme protestante, la part de l’Église qui reste fidèle au pape et à Rome continue à se considérer comme catholique, c’est-à-dire universelle. Mais les reconfigurations de sa géographie l’obligent à s’interroger sur cette dimension universelle : si la vieille chrétienté européenne se trouve amputée de la quasi-totalité du monde germanique, scandinave et britannique, elle s’accroît de nouvelles terres de mission en Amérique et en Asie. Sur le continent européen, elle est confrontée à une double concurrence pendant toute l’époque moderne : l’expansion de l’Islam à l’est et les protestantismes en Europe. Elle réagit par un élan missionnaire puissant dans toutes ces directions.

Peintre anonyme du xviie siècle, La nef de la contemplation mystique (le triomphe de l’Église catholique), Tepotzotlán, Museo Nacional del Virreinato.
Sommaire

On appelle communément « catholicité » la solidarité spirituelle, institutionnelle et politique qui réunit, sans toujours se recouvrir, les chrétiens demeurés fidèles à Rome après la Réforme, le clergé soumis au pape et un ensemble géopolitique d’États, principalement européens, qui partagent cette confession.

Catholicité ?

En grec, καθολικός (katholikos) signifie pourtant « universel ». Au sens premier, la catholicité de l’Église, c’est son universalité : dans l’espace, le temps et dans sa prétention à sauver les âmes de toute l’humanité. D’après le Credo de Nicée-Constantinople (381) – texte qui fixe la doctrine originelle de toutes les branches du christianisme – c’est la définition même de l’Église de Dieu, par opposition aux sectes hérétiques et schismatiques : elle est « une, sainte, catholique et apostolique ».

C’est pourquoi à partir du xvie siècle, les protestants qui s’opposent au pape et à Rome refusent de qualifier l’Église traditionnelle de catholique. Ils la décrivent plutôt comme romaine, voire papiste. Ses défenseurs rétorquent qu’à l’évidence, seule l’Église sub et cum Petro (« en dessous et aux côtés de Pierre » – c’est-à-dire du pape, successeur de l’apôtre Pierre) peut revendiquer la triple catholicité dans l’espace, le temps et sur les âmes. Mais pour nommer les terres chrétiennes fidèles à Rome, ils préfèrent l’expression de chrétienté (Respublica christiana), héritée du monde médiéval et qui désigne la communion des royaumes chrétiens d’Europe et du Proche-Orient, sous la conduite du pape et (dans une certaine mesure) de l’empereur.

Européenne ?

L’horizon de l’Église romaine est pourtant moins européen que jamais depuis Constantin. Malgré quelques échecs, notamment au Japon, l’élan missionnaire catholique du xvie siècle vers l’Amérique latine et le Pacifique se poursuit au xviie vers le Canada, l’Afrique et un Proche-Orient orthodoxe et musulman allant jusqu’en Perse et au Caucase. Ce nouveau monde n’a plus grand-chose à voir avec la vieille chrétienté médiévale, ni en étendue, ni en culture, ni en contexte politique.

Pour encadrer l’action missionnaire, Rome créé la Congrégation pour la propagation de la foi (de propaganda fide), vers 1622. Sa compétence s’étend des terres du nord de l’Europe à regagner sur les protestants aux missions lointaines auprès de populations chrétiennes (Proche-Orient) ou païennes (Nouvelle-France), en passant par les régions d’Europe centrale où la rupture confessionnelle est en voie de réduction. Seules les colonies ibériques échappent à son action : Rome y a confié l’évangélisation aux rois d’Espagne et de Portugal à la fin du xve siècle et n’arrive pas à revenir sur ce privilège par la suite. L’administration pontificale ne fait donc pas de distinction entre le vieux cœur européen et les nouvelles terres de mission. La prédication est la même en Europe et outre-mer ; le droit canonique romain s’impose universellement – même quand les missionnaires demandent que faire, face à des sociétés très différentes.

Si la catholicité dépasse largement l’Europe, elle a conscience d’être avant tout européenne. Dans une instruction de 1659 pour le Tonkin, Rome met justement en garde contre l’exportation des coutumes européennes. Elle ordonne de louer ce qui le mérite dans les cultures locales. C’est la recherche de cet équilibre qui provoque l’interminable Querelle des rites, sur l’adaptation des usages catholiques aux sociétés non européennes, aux xviie et xviiie siècles.

Le péril extérieur : l’Islam

Comme au Moyen Âge, derrière les discours qui exaltent la croisade, les rapports avec les Ottomans sont marqués par le pragmatisme et la négociation.

Si l’esprit de croisade n’est pas le moteur premier de l’action des princes, il ressurgit pourtant parfois, comme lors des campagnes hispano-italiennes contre Tunis (1535), Alger (1541) et Lépante (1571). À Tunis, la victoire chrétienne éclipse la réalité d’une guerre d’États à États contre les corsaires ottomans et fait brusquement remonter le souvenir des croisades de saint Louis. À Lépante, les Capucins insufflent au dernier moment à la flotte un esprit de croisade. Pie V fait réciter le rosaire dans les églises. La flotte turque est battue. Même si la France ne participe pas et que l’alliance éclate avant d’exploiter la victoire, un souvenir commun se forme : la fête de Notre-Dame du Rosaire. Des nobles de toute l’Europe catholique continuent également à s’engager dans la croisade maritime de l’ordre de Malte.

Les appels du pape à une croisade terrestre ont peu d’écho, mais que le péril soit imminent, et un sursaut parcourt l’Europe. Depuis la défaite de Louis II Jagellon à Mohács (1526), les Ottomans occupent la plaine hongroise. Le cœur de l’Europe est menacé. La dimension européenne des grandes batailles contre les Turcs varie. Lors de la Longue Guerre turque (1591-1606), les princes sont sensibles à l’esprit de croisade, mais seul le pape accorde une aide substantielle. Un demi-siècle plus tard, en revanche, l’Europe se mobilise quand le péril renaît. Les Français viennent au secours de la Hongrie à la bataille de Saint-Gotthard (1663). S’ils ne défendent pas Vienne, en 1683, ce n’est pas par désintérêt, mais parce que Louis XIV dispute à l’empereur et au pape, la direction de la croisade. Par certains égards, ce n’est plus la solidarité catholique d’après la Réforme qui s’exprime, mais la vieille chrétienté médiévale qui renaît : après le secours de Vienne par le roi de Pologne Jean III Sobieski, les Électeurs protestants de l’Empire participent à la reconquête de la Hongrie, aux côtés du pape et des princes catholiques.

Le péril intérieur : les protestants

On ne peut surestimer pourtant la rupture causée par la Réforme protestante dans l’Europe chrétienne. Elle ouvre une ère nouvelle qu’on peine à nommer. Contre-réforme ? Réforme catholique ? La première souligne la réaction de survie causée par les attaques protestantes ; la seconde met en avant les éléments internes, antérieurs et indépendants de Luther et Calvin qui stimulent le regain de ferveur que connaît alors l’Église catholique. Les contemporains vivent l’époque comme une re-formatio, un retour à la forme d’origine. C’est l’idée du concile de Trente : mettre fin aux dérives pour répondre aux accusations des protestants.

Les évolutions des sociétés protestantes et catholiques se ressemblent néanmoins, à partir de la moitié du xvie siècle : des identités confessionnelles se construisent et permettent un contrôle accru de la société au profit de l’État. Les faits ne donnent pas toujours raison à ce modèle – y compris dans le monde germanique où il a été forgé. La notion même de confessionnalisation peut être critiquée : si le Credo de Pie IV et les confessions protestantes sont qualifiés confessions de foi, ils sont de nature profondément différente.

Une différence essentielle entre les terres de catholicité et les pays réformés (nord de l’Empire, Grande-Bretagne, Scandinavie) tient aux rapports entre spirituel et temporel. Le différend entre catholiques et protestants peut être rapporté à un point central : la soumission des chrétiens – société et État – au magistère de l’Église, donc au pape. Paradoxalement, le pape sort ainsi renforcé de la Réforme. Dans les années 1580, en particulier, il affirme sa prétention à pouvoir priver les rois hérétiques de leurs royaumes et à délier leurs sujets du devoir de leur obéir. Cette affirmation connaît néanmoins un coup d’arrêt en 1606, quand Paul V échoue à faire livrer deux prêtres hétérodoxes par la république de Venise.

Une fois les sociétés cohérentes et disciplinées construites autour de la confession, et la papauté en recul sur la scène politique européenne, la solidarité de la catholicité européenne s’efface peu à peu, au xviie siècle, au profit de l’État moderne. Derrière ce schéma qui peut sembler simpliste, demeure néanmoins une reconfiguration permanente des rapports entre l’Église et l’État, entre le profane et le sacré.

Citer cet article

Pierre Couhault , Nicolas Richard , « Catholicité européenne ? », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 28/03/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12211

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