La Réforme face aux fantômes
Dans l’Europe du Moyen Âge, les vivants entretiennent des liens étroits et réciproques avec les morts. Au début du xvie siècle, un des effets de la Réforme protestante menée par Luther (1483-1546) puis Calvin (1509-1564) est de rompre cette relation. Le rejet de l’existence du purgatoire relègue les âmes des trépassés hors d’atteinte du monde des vivants. Les protestants n’envisagent pas que des âmes bienheureuses acceptent de quitter le ciel, ni que les âmes damnées puissent s’échapper des enfers. En l’absence d’un lieu intermédiaire entre le paradis et l’enfer pour purger les péchés, il ne peut donc y avoir que des anges ou des démons qui apparaissent aux vivants sous les traits de défunts qu’ils ont jadis connus. Or, comme le temps des miracles est révolu, aux yeux des protestants, seuls les démons sont des candidats probables. Les apparitions de telles âmes ne sont, par conséquent, que des impostures démoniaques destinées à éloigner les bons chrétiens du droit chemin.
L’Angleterre adopte la Réforme à la suite du divorce d’Henri VIII (1534). Après un retour traumatisant au catholicisme sous Marie Tudor (1553-1558), c’est Élisabeth Ire qui, à partir de 1558, achève d’imposer comme religion d’État une voie moyenne, qui allie une doctrine d’inspiration calviniste et une liturgie assez proche du catholicisme.
Mais pour ce qui est des fantômes, la nouvelle orthodoxie protestante a du mal à s’imposer. Là où ce sujet est un point de durcissement des théologies catholique et protestante sur le continent, avec de nombreuses publications dans le dernier tiers du xvie siècle, très peu d’écrits théoriques sur les revenants sont édités en Angleterre. On se contente de traduire en anglais les deux principaux ouvrages qui circulent dans le reste de l’Europe : Les trois livres des apparitions (1569) du pasteur protestant de Zurich Ludwig Lavater (1527-1586), dès 1572, et Les quatre livres des spectres du juriste catholique Pierre Le Loyer (1550-1634), en 1605. Le texte du Français n’est d’ailleurs pas traduit en intégralité. Les passages en désaccord avec les positions anglicanes sur la question sont expurgés. Du côté anglais, seul Reginald Scot (1538-1599) apporte une contribution conséquente à ce débat dans un bref Discours des démons et des esprits qu’il adjoint à sa monumentale Sorcellerie démystifiée (1584). Afin de pouvoir nier toute interaction entre le monde spirituel et le monde corporel, Scot refuse aux fantômes et autres esprits toute substance matérielle.
Fantômes sacrés, fantômes profanes
En réalité, c’est depuis la fin du concile de Trente (1563) que la question des revenants revient sur le devant de la scène européenne. L’Église de Rome réaffirme la croyance au purgatoire, parmi d’autres éléments de son dogme, et les apparitions des âmes qu’implique cette dernière. Pour autant, la Contre-Réforme met en garde contre une trop grande crédulité. Elle développe, tout comme ses adversaires protestants, une certaine méfiance vis-à-vis des apparitions de toutes sortes. Ces controverses entre catholiques et protestants du continent affectent aussi l’Angleterre. Elles s’immiscent notamment par le biais des auteurs qui écrivent pour les nouveaux théâtres publics de Londres. Cette production trahit un engouement populaire pour les revenants, nourri également par les récentes traductions en anglais des tragédies de Sénèque avec leur lot de spectres qui assurent le rôle du chœur. Ce goût se traduit par l’affluence des figures spectrales sur les scènes londoniennes dès les débuts des théâtres publics avec deux spectres vedettes qui dominent l’ensemble d’une foisonnante production : Don Andrea dans La tragédie espagnole de Thomas Kyd (1587) et le spectre du vieux roi dans Hamlet de Shakespeare (c. 1600).
On retrouve également de nombreux spectres dans des ballades populaires où, contrairement aux préceptes théologiques réformés, les revenants se promènent bien en chair et en os. Plus encore que dans d’autres contrées réformées sur le continent, la pratique vécue reste très éloignée des théories savantes. Des récits d’apparitions de morts continuent à proliférer en Angleterre tout au long du xviie siècle. À partir des années 1650, on constate même un changement dans les rapports entre théologie et croyances. Au lieu de voir les théories savantes – affirmant qu’un spectre est forcément une illusion diabolique – s’imposer après plus d’un siècle de prédication, c’est le contraire qui se produit. Les pasteurs se mettent à défendre l’existence des fantômes, sous la pression des attaques qualifiées d’athéistes. Au milieu du siècle, en effet, libres-penseurs et sceptiques sociniens, non conformistes et diggers, profitent du relâchement de l’autorité civile et religieuse qui accompagne la première Révolution (1642-1660) pour s’attaquer au dogme chrétien. Les puritains eux-mêmes, qui prônent d’ordinaire un protestantisme plus proche du calvinisme, ne se distinguent pas sensiblement des anglicans de l’Église officielle sur le sujet.
Réhabiliter les fantômes pour lutter contre l’athéisme
Ce nouveau débat s’amorce pendant la Révolution, alors que se déchaîne la plus grande chasse aux sorcières des îles Britanniques, menée par Matthew Hopkins (c. 1620-1647). Mais cette controverse prend toute son ampleur au cours de la seconde moitié du xviie siècle, au moment de la restauration de la monarchie. En outre, les savants qui défendent l’existence de fantômes et de sorcières, et au-delà celle du diable, ne sont plus seulement des théologiens, mais aussi des tenants de la nouvelle « philosophie naturelle » (la science physique), en plein essor depuis le xvie siècle. En effet, parmi les principaux champions de ce surnaturel réhabilité, on compte Henry More (1614-1687) et Joseph Glanvill (1636-1680), deux éminents membres de la Royal Society (tous deux élus en 1664). More est à l’origine de la polémique en publiant, dès 1653, Antidote contre l’athéisme. Glanvill lui emboîte le pas avec un traité publié en 1666, qu’il réécrit ensuite jusqu’à sa mort et qui passe à la postérité sous le titre de la dernière mouture, révisée et augmentée par son ami Henry More : Saducismus triumphatus (1681). Face à eux, leurs adversaires sceptiques comme John Wagstaffe ou John Webster n’ont ni la même autorité ni la même notoriété.
C’est dans ce contexte que paraissent les premières anthologies d’histoires de fantômes, certaines faisant partie de recueils plus généraux sur l’ensemble des phénomènes surnaturels, d’autres se consacrant exclusivement aux apparitions. Cependant, on a longtemps cru que la première anthologie de ce genre était due à la plume d’un certain Thomas Bromhall qui publie en 1658 un long recueil intitulé Un traité des spectres mais qui n’est, en réalité, qu’une traduction anglaise d’un recueil allemand de Henning Grosse, publié en latin à la fin du xvie siècle. Il n’en demeure pas moins que ce premier opus est suivi par de nombreux autres recueils, dont la trame argumentative glisse progressivement d’accumulations servant à l’établissement de la preuve vers des recueils plus franchement tournés vers le divertissement.
Tout en s’insérant dans le débat européen sur les fantômes, l’Angleterre fait ainsi preuve d’une véritable originalité. Contredisant l’idée d’un déclin de l’esprit magique face à la rationalité matérialiste, elle voit s’allier la science et la religion pour défendre les apparitions spectrales. Avec son appétit ininterrompu pour les histoires de fantômes, elle préfigure ainsi la vogue européenne du spiritisme, qui viendra d’Amérique au milieu du xixe siècle.