L’arrivée en Occident des Tsiganes, au xve siècle, coïncide avec la redécouverte des savoirs orientaux antiques, en particulier de la chiromancie et de la physiognomonie, deux pratiques divinatoires qu’on pense alors venus d’Égypte, consistant à lire dans les lignes de la main et dans les traits du visage.
La redécouverte des « Égyptiens »
La redécouverte des savoirs occultes de l’Égypte est encouragée par les travaux des humanistes. Dès 1460, le Florentin Marsile Ficin traduit en latin le Corpus hermeticum, un ensemble de traités attribués au légendaire mage gréco-égyptien Hermès Trismégiste (« trois fois grand »), fusion hellénistique d’Hermès et de Thot. Les Hieroglyphica d’Horapollon du Nil sont imprimés à Venise par Alde Manuce puis traduits dans toute l’Europe. En 1498, les Antiquités d’Annius de Viterbe proposent une lecture syncrétique des chronologies de la Bible, de l’histoire grecque et des annales égyptiennes. Il assimile Noé à Janus, Jupiter à Osiris et fait descendre les principaux peuples et dynasties d’Europe de son fils, l’Hercule libyque. Cette synthèse entre les antiquités bibliques et païennes accorde une place centrale à l’Égypte. Abraham devient celui qui enseigne l’astrologie aux Chaldéens, Hermès Trismégiste est assimilé à Moïse. Ces travaux fascinent l’Europe du premier humanisme.
Dans ce climat, l’arrivée des Tsiganes en Occident suscite de nombreuses polémiques sur leurs origines. On les appelle Bohémiens, Égyptiens (ou Gypsies) ou Cingari (Zigeuner, Tsiganes) ; eux-mêmes se présentent comme des pèlerins chrétiens de Petite-Égypte, errant en signe de pénitence pour avoir refusé d’accueillir la Vierge et le Christ en fuite. Les savants de l’époque les rapprochent des juifs – autre peuple errant – et les pensent venus d’Éthiopie ou de la Bulgarie bogomile. Au xviiie siècle l’hypothèse d’une origine indienne s’impose. Ces groupes seraient en réalité originaires des Balkans. La pratique de la chiromancie par les « diseuses de bonne aventure » alimente les interrogations. Associée depuis le début du xve siècle à l’Égypte, rappelant les pratiques hermétiques décrite par les humanistes, elle leur confère une identité égyptienne. Certains savants tentent même de décrypter les hiéroglyphes à partir du langage parlé par ces peuples.
Dans toute l’Europe, cette population est matière à fantasme. La « belle Égyptienne » devient une figure obligée de la littérature et de la peinture de genre, de Cervantès à Molière, du Caravage à Georges de La Tour. Le stéréotype de la bohémienne sensuelle, dansant contre de l’argent, s’impose à la cour, dans les fêtes et les ballets. Les seigneurs, jusqu’au prince de Condé, accueillent des Bohémiens dans leurs salons, les recrutent comme soldats ou maîtres d’armes. Ils attirent également l’attention des autorités. Si au xve siècle les « ducs et comtes d’Égypte » sont reçus avec prévenance en Italie et en France, ils font l’objet de législations de plus en plus coercitives dès les années 1500 – comme les Egyptian Acts anglais de 1530, 1554 et 1572, qui bannissent tous les « Gypsies » du royaume.
« Science curieuse » et pratiques savantes
La chiromancie et la physiognomonie bohémiennes connaissent un succès réel et durable dans les sociétés européennes. Elles s’inscrivent dans un ensemble de pratiques divinatoires largement répandues dans les milieux populaires comme chez les élites. En 1579, l’avocat Pierre Massé écrit qu’elles sont connues de tous à cause des « coureurs » (vagabonds) égyptiens qui les pratiquent. Elles forment ce que les traités savants appellent la « science curieuse » des Égyptiens, que les représentations picturales ou littéraires associent si étroitement à ce groupe.
Cet engouement suscite l’apparition d’une pratique savante, institutionnelle et écrite de la chiromancie et de la physiognomonie, en réaction au savoir vernaculaire des Bohémiennes. Elle profite, entre autres, de l’audience des théories médicales de Paracelse (1493-1541) dans l’Europe des xvie et xviie siècles, notamment dans le monde germanique. Fortement teintée d’hermétisme, la médecine paracelsienne fait de la chiromancie et de la physiognomonie des voies du diagnostic et de la connaissance médicale. En Italie, les universités de Bologne et de Padoue donnent à la physiognomonie une place officielle, à travers les travaux d’Alessandro Achillini (1463-1512), de Cornelio Ghirardelli (†1637) ou de Camillo Baldi (1550-1637).
À ces universitaires s’ajoutent les vulgarisateurs et les praticiens influents, souvent proches du pouvoir, à l’exemple de Robert Fludd (1574-1637), Thomas Hill (1528-15…) et James Boevey (1622-1696) en Angleterre. En France, le médecin ordinaire de Louis XIV, Marin Cureau de La Chambre (1594-1669) défend cette pratique scientifique, savante et licite des médecins face à celle, illicite et populaire, des Bohémiennes. Dans le contexte d’institutionnalisation des sciences, il se pose un problème de légitimité : la tradition orale de ces femmes en marge de la société est disqualifiée par la science écrite des hommes de pouvoir. La popularité de la divination bohémienne ne se dément pas, pour autant, auprès du grand public.
Répressions
Cette situation paradoxale contribue à justifier la répression croissante en Europe contre les Tsiganes – déjà suspects d’hétérodoxie. Dès le xve siècle, l’astrologue et médecin Simon de Phares recense parmi les sept « arts prohibés » par l’Église différentes mancies : chiromancie, oniromancie (divination par les rêves), pyromancie (par le feu), etc. L’offensive de l’Église contre les hérésies et les superstitions, après le concile de Trente (1545-1563), alimente cette réprobation. En 1586, la bulle du pape Sixte Quint Coeli et Terrae condamne les sciences occultes, l’astrologie et les mancies. Les synodes diocésains multiplient les mises en garde contre les chiromanciennes. Au début du xviie siècle, le jésuite espagnol Martin del Rio (1551-1608) assimile la pratique de la chiromancie à une science occulte, magique voire diabolique en présentant les Bohémiennes comme de redoutables créatures du mal. En 1617, le synode diocésain de Sala (Naples) affirme que les femmes tsiganes qui exercent les « arts magiques » doivent être incarcérées.
La criminalisation des Bohémiens s’inscrit dans une évolution à l’échelle de l’Europe. Ces populations jugées pauvres, vagabondes et pratiquant faussement les arts de la divination, sont rejetées de façon de plus en plus affirmée. Dès 1492, l’abbé de San Stefano al Como, Bonifacio Simonetta, établit une corrélation entre les persécutions contre les Bohémiens en Europe et la pratique des arts divinatoires dans son traité intitulé Astronomica, chiromantica et physiognomica. Le mouvement s’accélère au xviie siècle. En France, les édits criminels de juillet 1682 comprennent les Bohémiens parmi les « faux devins » et les « faux sorciers ». Le crime de sorcellerie étant lui-même aboli, l’État condamne la divination comme une fraude et une imposture. Les compagnies de Bohémiens sont dispersées, les hommes sont condamnés aux galères, les femmes enfermées dans les hospices publics. Il revient à la bonne police de « bannir ceux qui abusent le public sous le nom de magiciens, devineurs et pronosciteurs » (Nicolas de La Mare).
Le rejet de la divination bohémienne par les savants au profit d’une pratique scientifique, ainsi que la répression exercée par les États monarchiques contre cette population font oublier son influence sur la culture, les arts et l’histoire de l’Europe moderne. Le triptyque savant de l’Europe classique – clercs, juristes et érudits – condamne les Tsiganes à une identité flottante et suspicieuse : celle d’une « nation errante », vagabonde, étrangère, dangereuse pour l’ordre public et détentrice d’une culture réprouvée. Le xxie siècle la maintient en bonne part. L’incorporation sociale, culturelle, religieuse et militaire des Tsiganes dans l’Europe moderne marque pourtant leur ancrage dans la culture européenne.