L’attraction exercée par les histoires de fantômes sur ses lecteurs est signalée depuis l’Antiquité. Au Moyen Âge, le revenant investit les genres les plus populaires de l’écrit. Les exemples moraux (exempla), les récits de miracles et de prodiges, mêlent avec profit spectres, légendes orales et littérature de dévotion. Au xvie siècle, le revenant ne déserte pas la littérature de dévotion, loin s’en faut ; mais il migre vers d’autres formes tout aussi recherchées et plus diversifiées. Leur essor est stimulé par l’impulsion humaniste, qui redécouvre dans toute son étendue le corpus antique des apparitions, ainsi que par les entreprises éditoriales des libraires et des éditeurs, qui ne tardent pas à repérer le filon des histoires de fantômes. Cette diffusion s’opère à l’échelle de l’Europe et suit les réseaux du livre imprimé, constituant peu à peu ce que l’on pourrait nommer, au sens littéral, une « hantologie européenne ».

Apparition d’un fantôme à un ami, miniature ouvrant le chapitre des Histoires merveilleuses de Pierre Boaistuau intitulé « Visions prodigieuses avec plusieurs exemples mémorables des phantosmes, spectres, figures, ombres et autres semblables illusions qui apparoissent de nuict, avecques la décision de la question, si les esprits retournent ». Elle illustre une anecdote empruntée au De divinatione de Cicéron. Manuscrit offert en 1559 à Élizabeth Ière d’Angleterre, Londres, Wellcome Library, Ms. 136, f° 100. Source : wellcomelibrary.org
Sommaire

Genres

À la Renaissance, le fantôme apparaît d’abord dans les recueils de curiosités, les histoires prodigieuses, les mélanges (« selves ») de récits. Si le genre de ces ouvrages est malaisé à définir, c’est qu’ils sont eux-mêmes composés de fragments provenant d’horizons différents : histoire, histoire naturelle, récit de voyage, réflexions philologiques ou étymologiques… Les auteurs de ces compilations y puisent des extraits jugés exemplaires voire pédagogiques, tant par le contenu que par la langue, conformément au goût de l’époque pour les lettres antiques. Tous ces fragments ne sont pas des emprunts ; l’auteur peut rapporter son expérience ou ses réflexions sur le sujet. Tous suscitent la curiosité : curiosité de l’extraordinaire qui rompt le quotidien, mais aussi d’un merveilleux bien présent, qui se rappelle au lecteur. Écrits pour éveiller cette curiosité, ces recueils à sensations sont de véritables succès de librairie. Composés de courts fragments faciles à recomposer, ils constituent de véritables entreprises éditoriales, qui exploitent le filon en augmentant le texte initial de suites et d’ajouts, au fur et à mesure des rééditions. Nettement mise en avant par l’illustration et la mise en pages, la présence des histoires de fantômes dans ces best-sellers des xvie et xviie siècles témoigne de l’appétit du public pour ce type de récit.

Exhumé, émondé, trié, le corpus du spectre est rebrassé et réassemblé dans des œuvres qui proposent à leur tour leurs propres catalogues spectraux. Certains humanistes prennent une part active à ce mouvement. Les Jours de fête (Geniales dies) du juriste napolitain Alessandro Alessandri († 1523) en constituent un bon exemple : publié pour la première fois à Rome en 1522, le livre connaît une extraordinaire fortune en France et dans l’Empire. Les Jours sont réédités une quarantaine de fois en Europe, de 1522 à 1673 ; ils forment le « livre de la culture européenne » (Benedetto Croce). Alessandri les compose sur le modèle des Nuits attiques d’Aulu Gelle, à partir de petites pièces variées sur différents sujets, empruntées chez les Anciens, mais aussi au témoignage de ses contemporains et à sa propre expérience. Pas moins de six chapitres y comprennent des histoires de fantômes. Une version abrégée est publiée à Rome en 1524, dans laquelle on n’a repris que ces chapitres – signe d’un goût italien pour le surnaturel, mais aussi de la capacité du texte d’Alessandri à passer d’un genre et d’un public à l’autre.

Diffusion et confessionnalisation

Les récits fantomatiques des Jours sont, plus tard, récupérés par d’autres types de publications dans un jeu de publicité réciproque : ces réimpressions diffusent le texte d’Alessandri, qui leur prête, de son côté, sa célébrité et sa propre dynamique publicitaire. Pierre Boaistuau (1517-1566) et François de Belleforest (1530-1583) sont peut-être les relais de diffusion les plus efficaces des histoires de fantômes d’Alessandri. Les Histoires prodigieuses (Paris, 1560) du premier connaissent un succès de grande ampleur dans l’Europe de la seconde moitié du xvie siècle : elles sont rééditées pas moins de vingt-quatre fois entre 1560 et 1598, sans compter les traductions. Un de leur chapitre, consacré aux « visions prodigieuses, avec plusieurs histoires mémorables des spectres, fantômes, figures et illusions » forme un véritable traité d’une quarantaine de pages sur le sujet. L’objectif de Boaistuau n’est pas d’y discuter la nature des apparitions, mais bien de recueillir une série d’histoires émanant des « auteurs les plus fameux ».

Par le biais de ces recueils, c’est un « grand public désormais frotté d’humanisme » (Jean Céard) qui est mis en contact avec un véritable corpus de monstres, de visions miraculeuses et de prodiges de la nature. Ce répertoire d’apparitions, en passant d’un auteur à l’autre, forme une « hantologie » au sens littéral : une anthologie spectrale européenne. Cette circulation des histoires de fantômes à l’échelle de l’Europe passe par les traductions et les réécritures, proposées par des ouvrages attrayants et en langue vulgaire. Le Jardin de flores curiosas (Salamanque, 1570) de l’Espagnol Antonio de Torquemada (v. 1507-1569) offre ainsi un corpus d’histoire de fantômes comparable à celui de Boaistuau ; une partie complète leur est dédiée. Il connaît une dizaine de rééditions en Espagne et aux Pays-Bas, souvent sous forme de « livres de poche », bon marché et faciles à transporter.

Matériau plastique, le corpus spectral se plie aux différents contextes confessionnels et circule de part et d’autre des frontières religieuses : le luthérien allemand Philipp Camerarius (1537-1624) et le calviniste genevois Simon Goulart (1543-1628) se chargent ainsi d’offrir à un public protestant les récits d’apparitions extraits des ouvrages catholiques. Traducteur et continuateur des Méditations historiques de Camerarius, Goulart évoque, au chapitre sur les esprits familiers, l’histoire d’Athénodore rapportée par Pline le Jeune (v. 61-v. 115) : il affirme que Pline « se présente comme incertain » et qu’on ne connaît pas la réponse de son destinataire, Lucius Licinius Sura. Même s’ils ne s’interdisent pas de citer l’anecdote, les deux auteurs protestants soulignent ainsi le caractère problématique et peu orthodoxe, du point de vue réformé, du fantôme revenu d’entre les morts.

Les jeux de l’éditeur

Que les histoires de fantômes représentent un authentique filon éditorial, c’est ce qu’indiquent les manipulations du libraire-éditeur Henning Grosse (1553-1621). En 1597, ce dernier fait paraître sur ses presses d’Esslingen, ville prospère d’Allemagne centrale proche de Stuttgart, une anthologie latine uniquement consacrée aux spectres et aux apparitions : le Magica, ou « histoires admirables des spectres et apparitions des esprits ». L’ouvrage est traduit en allemand dès 1600, adapté aux Pays-Bas par deux fois et plagié en Angleterre en 1608.

Rentable, l’ouvrage l’est par sa conception : le texte est composé de courts résumés de récits d’apparitions accolés les uns à la suite des autres, sans ordre apparent ni démonstration si ce n’est la répartition initiale entre apparitions et prophéties. Henning Grosse les puise dans sa propre librairie ou dans celles de ses amis et confrères de Leipzig et Francfort. Les paragraphes sont souvent précédés du nom de l’auteur ou du personnage, de la date ou du lieu de l’apparition et, presque systématiquement terminés par la ou les références bibliographiques lorsqu’elle est mentionnée par plusieurs auteurs. Ces références figurent dans le catalogue qu’il publie pour la foire aux livres de Leipzig et peuvent ainsi être achetées dans sa boutique. Le Magica s’avère être un point d’entrée dans le commerce de l’éditeur-imprimeur, dans lequel la bibliothèque mentale de l’auteur mène à la librairie matérielle du marchand.

À partir de la Renaissance, on peut donc estimer que le fantôme est devenu une figure commune et partagée de la culture occidentale, transmise par l’imprimé. Ce succès est durable. Les ouvrages tels que le Saducismus triumphatus (Londres, 1681) de Joseph Glanville (1636-1680), suggèrent que les histoires de fantômes demeurent d’intéressantes entreprises éditoriales dans le dernier tiers du siècle, au nom de la lutte contre l’athéisme des incrédules, avant que ne s’engage le grand procès de la « superstition », à la toute fin du xviie siècle.

Citer cet article

Caroline Callard , « Une hantologie européenne », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 23/06/20 , consulté le 20/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/14125

Bibliographie

Aretini, Paola, I Fantasmi degli antichi tra riforma e controriforma. Il soprannaturale greco-latino nella trattatistica teologica del Cinquecento, Bari, Levante Editori, 2000.

Callard, Caroline, Le temps des fantômes. Spectralités de l’âge moderne (xvie-xviie siècle), Paris, Fayard, 2019.

Céard, Jean, La nature et les prodiges. L’insolite au xvie siècle en France, Genève, Droz, 1996.

Chesters, Timothy, Walking by Night : Ghost Stories in Late Renaissance France, Oxford/New York, Oxford University Press, 2011.

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