À sa création, en septembre 1946, l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco), s’installe dans l’immeuble de l’hôtel Majestic – dans le 16e arrondissement de Paris. Ancien quartier général des autorités militaires allemandes en France, le bâtiment est un des rares à être vacant et assez grand dans cette capitale culturelle de la vieille Europe, choisie pour accueillir l’institution. Ce choix purement pragmatique d’investir un haut lieu de l’occupation nazie, semble cependant vite problématique et perturbe une partie du personnel – comme l’exprime le journal intime du directeur général Jaime Torres Bodet, au début des années 1950. L’organisation vit la situation comme provisoire et souhaite faire édifier un bâtiment spécialement pour elle.
La construction va se dérouler de 1950 (début de la conception) à 1958. De sa conception à son inauguration, le bâtiment va incarner l’idéal de reconstruction et pacification de l’Europe, après une guerre qu’on veut être la dernière. Le site choisi est à lui seul un programme : le siège prend la place d’une ancienne caserne, place de Fontenoy, face à l’École militaire. La méthode aussi. Pour concevoir le bâtiment, Jaime Torres Bodet met en place, en 1952, un comité international composé de cinq des plus grands architectes de l’époque – le Franco-Suisse Charles Le Corbusier, le Brésilien Lucio Costa, l’Américano-Allemand Walter Gropius, le Suédois Sven Markelius et l’Italien Ernesto Rogers. Le comité choisit de faire collaborer les ennemis d’hier : l’ingénieur italien Pier Luigi Nervi, l’Américain d’origine hongroise Marcel Breuer, et un Français dont la famille a fui l’Alsace en 1870, Bernard Zehrfuss. Après près d’un siècle de rivalités, pendant lequel la science, la culture et l’art ont été des armes de la confrontation nationaliste entre grandes puissances européennes, le projet se tourne vers l’avenir avec une architecture résolument moderne. Typique de l’après-guerre, elle incarne le désir de reconstruire une nouvelle ère, fondée sur la paix et la coopération culturelle.
Le bâtiment du secrétariat général (Unesco I), « étoile à trois branches » de style brutaliste, présente les caractères du modernisme des années 1950 : usage du béton brut armé, répétition des fenêtres, absence d’ornements extérieurs, fonctionnalisme intérieur. Toutefois, il affiche aussi des courbes sensuelles, une variété de formes et de matériaux ainsi que des façades toutes différentes. Nervi conçoit la structure de béton sur un trapèze de 69 mètres de long, avec une façade en hémicycle face à l’École militaire. Le bâtiment épouse ainsi la forme et les proportions de la place de Fontenoy. À l’intérieur, est ménagée une grande salle des séances plénières de mille places aux murs cannelés et un immense hall soutenu par des piliers massifs, adapté aux expositions et aux galas. S’y ajoutent un bâtiment des conférences (Unesco II) et celui des délégations (Unesco III), à la structure en portique. Cette « maison de l’Unesco » est une petite ville, avec ses restaurants, sa bibliothèque, sa banque, sa librairie, son bureau de poste…
À l’inauguration, le 3 novembre 1958, la modernité du bâtiment éblouit ; on le compare à « une maison de verre à mille fenêtres ». Son architecture synthétise les ambitions et l’esprit de l’institution : modernisme mais respect du patrimoine existant, importance des espaces de délibération, possibilité dès le départ d’accueillir des expositions et un large public. L’événement donne lieu à des cérémonies, des reportages et au tournage de nombreux films en Europe et en Amérique.
Malgré son modernisme, le bâtiment emprunte des éléments au patrimoine architectural de ses membres. Devant la maison est ouverte une piazza à l’italienne. Quand la place manque et qu’on construit l’annexe Unesco IV, en sous-sol, Zehrfuss conçoit six patios qui permettent d’amener de la lumière dans les bureaux souterrains. Il s’inspire des maisons souterraines de la cité romaine de Bulla Regia. À l’ombre des bâtiments, le sculpteur japonais Isamu Noguchi réalise un jardin japonais, avec un plan d’eau, appelé « Jardin de la paix ». Le bâtiment exploite aussi les potentialités des matériaux venus d’une dizaine de pays d’Europe : béton, travertin romain, granit de Bretagne, quartzite de Norvège, verre de Saint-Gobain… Pour les patios, l’architecte paysagiste brésilien Roberto Burle Marx imagine un temps d’introduire de la végétation tropicale, mais l’Unesco préfère des plantes européennes endémiques. Modèles et matières réunissent ainsi dans un même lieu les cultures des pays membres, selon la mission particulière de cette institution – contribuer à la paix par la coopération artistique, scientifique et culturelle.
Cependant, à peine inauguré, le siège s’avère peu fonctionnel. Les bureaux vitrés sont surchauffés par le soleil et le siège manque de place. Au fil des années de nouveaux États adhèrent à l’Unesco sous l’effet, notamment, des décolonisations. Pour cela, Zehrfuss construit deux autres bâtiments dans les années 1960-1970 un peu plus loin dans le quartier : l’annexe Miollis (Unesco V) et l’annexe Bonvin (Unesco VI). Le complexe attire aussi les polémiques : une partie de la presse française et européenne blâme cette architecture moderne dans le Paris classique. En 1959 le critique italien Bruno Zevi le qualifie « non pas de chef-d’œuvre mais d’œuvre en morceaux ». Le siège apparaît par ailleurs comme le reflet des défauts de l’institution : bureaucratie, inefficacité, etc. La maison de l’Unesco est cependant rapidement reconnue comme une œuvre majeure et offre des visites au grand public – en particulier aux écoliers et aux lycéens – afin de communiquer cet idéal de paix par l’art et la culture.
Dès la construction, un comité pour l’architecture et les œuvres d’art est mis en place pour sélectionner les artistes qui décoreront le bâtiment. Ce sont surtout des artistes européens : Picasso, tout d’abord, dont le Guernica symbolise l’engagement de l’art contre la guerre, mais aussi Brassaï, Miró, Henry Moore, Jean Arp, etc. Les œuvres illustrent en bonne part le projet de l’institution. Étude pour peigne du vent VI, du sculpteur basque Eduardo Chillida incarne ses pensées utopistes d’un monde en paix. Silhouette au repos, du sculpteur britannique Henry Moore, évoque l’archétype d’une terre-mère fertile et paisible. L’architecte Bernard Zehrfuss les fait placer à des emplacements stratégiques du complexe : la Chute d’Icare de Picasso (initialement appelée Lutte du bien et du mal) est placée à l’entrée de la salle des conférences, tout comme une tapisserie de Le Corbusier ; le Mur du soleil de Miró est installé en extérieur, devant la salle des pas perdus. Image du caractère initialement très euro-centrique de l’institution, cette prédominance des artistes européens est peu à peu remise en cause par les commandes et les dons d’artistes du reste du monde : le Chilien Roberto Matta, le Mexicain Rufino Tamayo ou le sculpteur américain Alexander Calder. L’Unesco acquiert au fil des ans de nombreuses autres œuvres d’art, souvent offertes par des États membres en gage de leur contribution à la paix par les arts.
Avec ses bâtiments programmatiques et ses sept-cents œuvres d’art, le siège de l’Unesco met ainsi en acte son projet de faire collaborer les puissances européennes, hier ennemies, pour construire un nouveau monde de paix par l’art et la culture. Si le choix du modernisme incarne la volonté d’aller vers ce nouveau monde de paix, l’architecture inclut aussi des références au patrimoine de ses membres – d’abord européens (portique et patio romains, puis jardin japonais, etc.). Cet idéal dicte les aménagements intérieurs qui le mettent en scène concrètement. Le complexe et ses œuvres d’art révèlent ainsi l’histoire de l’institution, qui se donne pour mission de préserver le patrimoine du monde entier – et dont la liste du patrimoine mondial, créée en 1972, devient le fer de lance.