Le « premier Cluny » : fondation et croissance d’une abbaye dans les recompositions du Xe siècle
Dans le contexte d’effacement des structures de pouvoir carolingiennes et de la montée en puissance de grandes familles princières qui captent des prérogatives royales dès les dernières décennies du ixe siècle, Cluny est fondée le 11 septembre 910 par le duc d’Aquitaine Guillaume le Pieux et son épouse Ermengarde, une héritière des rois de Provence. L’abbaye, située à la frontière des royaumes de Francie occidentale et de Provence, entend ainsi consolider l’union de deux familles très puissantes. Lors de la fondation sont également présents les deux premiers abbés de Cluny, Bernon (910-927) et Odon (927-942), grands aristocrates bien insérés dans les réseaux nobiliaires.
De manière assez classique, Guillaume donne le domaine de Cluny aux apôtres Pierre et Paul pour qu’y soit établi un monastère : les futurs moines devront suivre la règle de saint Benoît et prier pour le salut de l’âme des fondateurs et de leurs proches. Il y ajoute néanmoins d’autres clauses assez inhabituelles : les fondateurs laïcs et leurs héritiers ne doivent plus intervenir dans l’abbaye ; cette dernière est placée sous la protection du seul pape, représentant des apôtres, qui sera chargé de la défendre par ses sanctions spirituelles, ce qui signifie qu’il n’y aura pas d’avoué (défenseur laïc) assigné à cet établissement ; enfin et surtout, aucun pouvoir ne pourra s’en prendre aux biens de Cluny, qui sont sacralisés par leur don aux deux apôtres majeurs du christianisme, et qui ont un lien privilégié avec Rome. À l’époque en effet, les biens d’Église étaient souvent captés par de grandes familles princières pour rémunérer leurs fidèles. En d’autres termes, en écartant toute emprise laïque, l’acte de fondation place la nouvelle abbaye entre les mains des seuls moines et considère ses propriétés comme inviolables. Entre 927 et 931, les pouvoirs pontificaux et royaux réaffirment cette indépendance (libertas) de Cluny vis-à-vis des pouvoirs laïcs, notamment pour l’élection abbatiale, c’est-à-dire le choix de l’abbé qui la dirige par les moines eux-mêmes, et la possession de ses biens. Elle obtient également le droit de réformer d’autres établissements, c’est-à-dire d’y faire appliquer la règle bénédictine et certaines pratiques monastiques, comme l’accueil des religieux désireux de vivre selon ses usages. Ces mesures tranchent ainsi avec la situation de la plupart des monastères de l’époque, qui suivaient chacun leur propre règle et obligeaient leurs moines à la stabilité, c’est-à-dire à ne plus quitter l’abbaye où ils avaient prononcé leurs vœux. On ne sait toutefois pas grand-chose desdits usages clunisiens, si ce n’est que les moines suivaient, on l’a dit, la règle de saint Benoît (sans doute de manière assez lâche), marquée par l’omniprésence de la prière collective et la soumission forte à l’autorité abbatiale. Ils devaient aussi abandonner les habitudes séculières, c’est-à-dire ne pas manger de viande, mener une vie communautaire et abandonner leurs biens propres. Dans la première moitié du Xe siècle, Cluny reste un petit établissement, ancré surtout dans l’aristocratie locale. Il ne dénote pas vraiment par rapport aux établissements carolingiens, notamment du point de vue liturgique : on y prie pour la mémoire de nobles défunts en contrepartie de donations (système du don-échange).
Ce qui le distingue, c’est la vocation réformatrice de ses premiers abbés, qui dirigent plusieurs établissements en même temps et de manière personnelle. Grâce à ses liens avec plusieurs familles princières qui détiennent la réalité du pouvoir (Robertiens, Guilhelmides, Bosonides de Bourgogne et de Provence qui lui donnent accès aux milieux romains, et donc à la papauté), Odon se retrouve ainsi à la tête d’un éphémère « multi-abbatiat » composé d’une quinzaine de monastères que de grands laïcs et ecclésiastiques l’ont invité à réformer. Si son successeur Aymard (942-vers 954) est de moindre ampleur, Maïeul (vers 954-994), issu d’une grande lignée provençale, donne un nouveau souffle à cette ambition réformatrice. Il dirige simultanément trente établissements environ, dont une vingtaine (de petite taille) sont fondés ou directement donnés à la communauté de Cluny. Peuplés par des moines de l’abbaye de Cluny et sans abbé propre, il s’agit donc de dépendances. Comme l’a montré Didier Méhu, l’abbatiat de Maïeul concrétise aussi la domination seigneuriale des moines de Cluny. L’abbaye capte de plus en plus de donations et devient propriétaire de terres, mais aussi d’églises auxquelles sont attachées des droits et redevances ecclésiastiques qui, de ce fait, lui reviennent. Sa renommée attire à Cluny des moines, toujours d’origine aristocratique. Cet afflux d’hommes et de richesses entraîne la transformation de l’établissement : en 955, le monastère est fortifié, tandis qu’une église plus grande (Cluny II) est consacrée en 981, avec les reliques de Pierre et Paul.
Odon est le seul abbé du xe siècle à avoir laissé une œuvre qui théorise un nouvel ordre politique et social justifiant la position d’exception de Cluny (ill. 2). Il esquisse une société duale dont il écarte les évêques – figures d’autorité dans la hiérarchie de l’Église séculière – et où sont privilégiés des rapports étroits entre les puissants laïcs et les moines. Odon reconnaît ainsi le rôle social nouveau que jouent les princes. Il leur confie l’ancienne mission royale de protection et de défense de l’Église et des pauvres, tout en leur offrant une double perspective de salut, centrée sur les monastères : les donations foncières et la conversion tardive. Cette alternative place de fait les « bons » moines » (c’est-à-dire ceux qui ont été réformés et se distinguent de ce fait clairement du siècle) en position de domination sociale, puisqu’ils sont les principaux bénéficiaires de la charité des puissants. Ils incarnent une certaine pureté angélique, car le sacrifice de leur virginité fait d’eux des médiateurs d’exception entre les sphères terrestres et célestes. Le vide laissé par l’effacement du pouvoir royal profite donc à Cluny qui construit une organisation sociale inédite, en collaboration étroite avec les seigneurs laïcs, et qui est consacrée par l’abbatiat d’Odilon.
Des moines-seigneurs à la tête d’une Église dans l’Église (994-1109)
Le xie siècle constitue une phase nouvelle de croissance et d’institutionnalisation de l’abbaye. Ces perspectives sont ouvertes par les longs abbatiats d’Odilon de Mercœur (994-1049) et d’Hugues de Semur (1049-1109), qui se trouvent simultanément à la tête d’une seigneurie puissante et d’un ensemble d’établissements liés à leur autorité abbatiale.
C’est dans ce contexte que Cluny et les établissements qu’elle a réformés se structurent progressivement en une institution indépendante, l’Ecclesia cluniacensis (Église clunisienne). Son autonomie découle d’un privilège d’exemption obtenu du pape en 998, puis étendu en 1024 à tous les moines de Cluny où qu’ils se trouvent. Ce privilège les soustrait à l’autorité et à la justice de leurs diocésains (c’est-à-dire de leurs supérieurs ecclésiastiques locaux) et les rattache directement à celle du pape. Autrement dit, après 1024, Cluny et ses dépendances deviennent « une Église dans l’Église », une nébuleuse d’établissements placés sous le contrôle de l’abbé central et qui ne dépendent que de Rome. Au-delà du droit, l’Ecclesia cluniacensis devient aussi une communauté d’observance : un ensemble de personnes qui, partout en Occident, honorent les mêmes saints, exécutent la même liturgie et organisent leur vie collective de la même manière. Cette uniformisation est rendue possible par la rédaction de coutumiers, des textes venant compléter la règle bénédictine qui mêlent des usages liturgiques propres à Cluny et des mesures règlementant la vie quotidienne. Après unepremière structuration sous Odilon, cet ensemble se hiérarchise pendant l’abbatiat d’Hugues et devient la « congrégation monastique clunisienne ». C’est un corps dont la tête (l’abbé de Cluny), dirige une nébuleuse d’établissements, notamment des prieurés, dont le nombre exact ne peut être précisé (ill. 3). Les moines circulent d’une dépendance à l’autre et sont environ une centaine dans l’abbaye centrale au milieu du xie siècle.
À l’échelle locale, la domination seigneuriale de Cluny est une conséquence de ses possessions foncières. Sur le plan économique, l’abbaye développe une logique de rente : elle ne cultive pas directement les terres qu’on lui donne, mais les loue à des paysans et en récupère des loyers (cens, champart). Elle tire aussi profit des nombreuses églises qu’elle possède et qui génèrent une rente paroissiale (dîmes, droits de baptêmes, etc). Dans les possessions situées non loin de l’abbaye, Cluny exerce en outre une domination seigneuriale plus directe sur des paysans. Elle les juge, les encadre, et organise progressivement cet espace en « cercles de domination » concentriques (Didier Méhu). Le cœur du système seigneurial, la villa de Cluny, forme un premier cercle autour du monastère, une zone de pureté protégée par une immunité et soumise à une domination totale des moines. Un deuxième cercle, le « ban sacré », délimité en 1095 par le pape Urbain II, circonscrit une zone de paix où les hommes sont soumis à la justice abbatiale. En 1107 sont esquissés deux nouveaux cercles plus larges, qui délimitent une zone sans péages ni châteaux (autres que ceux contrôlés par les moines), et où se déploie la domination exclusive de l’abbaye. Ces zones sont peu à peu structurées par un réseau de propriétés (les « obédiences » ou « doyennés ») où résident deux ou trois moines. Lieux d’accueil de ceux qui travaillent pour le monastère, centres d’approvisionnement de l’abbaye et lieux de transactions foncières, ces propriétés deviennent des pôles orchestrant les relations entre Cluny et les laïcs.
Les pratiques de pouvoir d’une institution d’exception dans la Chrétienté latine (XIe-XIIIe siècles)
Comme toute seigneurie, Cluny est confrontée à d’autres pouvoirs, notamment laïcs, avec lesquels elle entretient un large éventail de relations. Celles-ci passent avant tout par la circulation de terres : donations, échanges, ventes, usurpations ou restitutions. Ces pratiques créent un véritable « ciment social » (Barbara H. Rosenwein) entre les moines et les seigneurs laïcs. Elles instaurent des liens d’amitiés, en contrepartie de services funéraires. Cluny se spécialise en effet au xie siècle dans la mémoire des morts de la noblesse : multiplication des offices pour les personnes inscrites au nécrologe (sorte de calendrier des anniversaires des décès), au point que les messes sont célébrées en continu (laus perennis) ; instauration d’un cimetière propre aux laïcs ; encouragement des grands laïcs les plus âgés à abandonner leur vie dans le siècle pour devenir moines à Cluny et bénéficier des prières de la communauté lors de leur agonie; création vers 1030 d’une fête commémorant tous les défunts (2 novembre). L’ensemble de ces pratiques attire à Cluny des donations de toute l’aristocratie européenne, via le relais des prieurés. La liturgie sert parfois aussi à régler des conflits avec les nobles, comme l’illustre le rituel de la clamor : les reliques des saints sont posées au sol et exhortées de faire cesser les exactions contre le monastère, devant un public de laïcs sommés d’intercéder concrètement en faveur des moines. Cependant, avec les puissants laïcs qui menaceraient l’abbaye, d’autres formes de négociations existent : dans les assemblées judiciaires tenues par l’abbé de Cluny, par des pressions ou encore par l’achat du ralliement des récalcitrants.
L’originalité de l’Ecclesia cluniacensis est légitimée par des textes hagiographiques dès l’abbatiat d’Odilon, qui rédige lui-même une Vie de Maïeul. Dans ces écrits qui insistent sur la liberté de Cluny, Maïeul devient un saint, mais surtout une « figure emblématique qui représente la tête du corps désormais autonome de l’Ecclesia cluniacensis » (Dominique Iogna-Prat). Ces textes justifient aussi la position d’exception des Clunisiens par leur lien avec Rome. Ils proposent une vision trifonctionnelle de la société où des moines-vierges, assimilés à des anges, sont des intercesseurs obligatoires pour ceux qui combattent et ceux qui travaillent (ill. 4). Sous l’abbatiat d’Hugues, la puissance démesurée acquise par l’Ecclesia Cluniacensis conduit à de nouvelles formes de légitimation qui font de l’abbaye une deuxième Rome, et de la congrégation un résumé de l’Église. Hugues élabore en effet la mémoire des origines de Cluny, en promouvant le culte des premiers abbés (Odon, Maïeul et Odilon) et en mettant par écrit un cartulaire – un recueil des chartes et privilèges (ses titres de propriétés et les documents royaux et pontificaux qui garantissaient son statut) reçus par Cluny – qui magnifie l’indépendance de l’abbaye. En outre, il affirme que pour des laïcs forcément pécheurs par l’exercice du métier des armes, le seul moyen de servir Dieu est de quitter le siècle, dans une perspective de pénitence, pour devenir moine dans l’asile qu’est Cluny. Il considère enfin l’Ecclesia cluniacensis comme un microcosme de l’Église latine qui permet l’expression de toutes les formes de vies consacrées à Dieu : le monachisme masculin et désormais féminin (avec la fondation du monastère de Marcigny-sur-Loire vers 1055) ; l’érémitisme (la vie solitaire), dont des expériences sont attestées en marges de l’abbaye ; la vie cléricale, plusieurs clunisiens intégrant la hiérarchie ecclésiastique, notamment le prieur Eudes de Châtillon, devenu pape en 1088 sous le nom d’Urbain II. Cette logique trouve son aboutissement avec la construction de Cluny III, la plus grande église d’Occident devant saint-Pierre de Rome, consacrée par Urbain II en 1095 (ill. 5). La nouvelle abbatiale collectionne les reliques de saints de toute la Chrétienté et devient à ce titre un « petit Rome » (Dominique Iogna-Prat), en tant que lieu de prière central de l’Église dans l’Église qu’est devenue l’Ecclesia cluniacensis ; dans le même temps, son abbé est reconnu comme l’un des personnages les plus importants après le pape.
À la mort d’Hugues en 1109, Cluny est à son apogée. En tant que symbole de la « liberté monastique », elle a été le laboratoire d’au moins trois phénomènes généralisés à l’époque grégorienne : l’instauration d’une « congrégation », une structure aboutissant aux « ordres monastiques » au xiie ; un processus de centralisation sur l’abbaye ; le thème de la « liberté de l’Église » entendue comme un refus de l’emprise des pouvoirs laïcs sur les fonctions ecclésiastiques. Dans ce dernier cas, Cluny s’est construite sur un paradoxe, dans la mesure où sa puissance en tant que pouvoir monastique autonome repose sur les dons des puissants laïcs qui acceptent d’abandonner certaines propriétés aux moines en échange de leurs prières. La suite de l’histoire de Cluny illustre les impasses de cette ambiguïté initiale. Fragilisée par la construction onéreuse de Cluny III, l’abbaye traverse une crise à partir du xiie siècle, car elle n’attire plus les donations des seigneurs laïcs qui lui préfèrent d’autres institutions. Dès la fin du xie, les premiers cisterciens (des abbaye de Cîteaux et Clairvaux) accusent en effet les clunisiens de vivre dans le luxe de leurs rentes, et proposent un modèle monastique alternatif qui séduit l’aristocratie : mener une vie vraiment pauvre, c’est-à-dire travailler leurs terres eux-mêmes. Dans les années 1120, ces attaques divisent la communauté de Cluny dont l’abbé Pons de Melgueil (1109-1122), accusé de ruiner l’abbaye, est démis par le pape et remplacé par Pierre le Vénérable (1122-1156). Ce dernier conserve l’essentiel du mode de vie clunisien, tout en atténuant son indépendance vis-vis des évêques. Pierre le Vénérable est considéré comme le dernier grand abbé de Cluny, proche de la papauté mais surtout théoricien exceptionnel de la supériorité du monde chrétien sur les autres monothéismes. Certes, après lui, les clunisiens conservent une certaine puissance grâce à leur nébuleuse de dépendances, et continuent d’incarner un type particulier de monachisme (les « moines noirs » ou « traditionnels ») qui repose sur le don-échange et la rente foncière ou paroissiale. Cependant, cela n’empêche ni les crises, ni leur adaptation à de nouvelles structures : les Statuts d’Hugues V (1199-1207), rédigés en 1200, font disparaître la singularité de l’Ecclesia cluniacensis et la transforment en ordre monastique sur le modèle de Cîteaux, avec une structure centrale, (le chapitre général annuel), un ordre structuré en « provinces » et des visites périodiques de l’abbé dans les dépendances.