L'exploration de l'Arctique par les Européens au xixe siècle

Au début du xixe siècle, la partie la plus septentrionale du globe est encore un « blanc sur la carte » des savoirs européens. Au Nord, ce sont la baie d'Hudson, la mer de Baffin, l'archipel du Spitzberg, les côtes sibériennes et le détroit de Béring qui constituent les limites du monde connu. La curiosité géographique, les ambitions économiques et le retour de la paix sur le Vieux Continent en 1815 inaugurent une nouvelle phase dans l'histoire de l'Arctique. Cet intérêt aboutit dans la deuxième moitié du xixe siècle au renforcement de la présence européenne dans les terres et les espaces maritimes situées au‑dessus du 66°33' de latitude nord. Ces régions dites boréales entrent alors progressivement dans l'économie-monde et suscitent de nombreuses réflexions sur l’environnement planétaire.

Illustration 1 : Illustration du récit de John Ross A voyage of Discovery, 1819. Source : British Library
Illustration 1 : Illustration du récit de John Ross A voyage of Discovery, 1819. Source : British Library
Illustration 2 : Carte des régions arctiques dressée au milieu du XIXe siècle (Chart of the Arctic Regions from the Admiralty Surveys, published by James Wyld. Third Edition, 1855
Illustration 2 : Carte des régions arctiques dressée au milieu du XIXe siècle (Chart of the Arctic Regions from the Admiralty Surveys, published by James Wyld. Third Edition, 1855. Source : BnF Gallica
Illustration 3 : Illustration du roman de Jules Verne Sans dessus dessous, 1889.
Illustration 3 : Illustration du roman de Jules Verne Sans dessus dessous, 1889. Source : BnF Gallica
Sommaire

Les Européens à l'assaut des régions boréales

Dès la fin du xviiie siècle, des navigateurs et des aventuriers européens procèdent à des incursions remarquées en Arctique : le Russe Chichagov (1767-1849) essaye d'emprunter le passage du Nord-est, le Britannique Cook (1728-1779) longe le détroit de Béring, l’Ecossais Mackenzie (1764-1820) descend le fleuve qui porte aujourd'hui son nom. Les voyages d'exploration se multiplient à partir de 1818, année de l'ambitieuse double expédition menée autour du Groenland par les Britanniques John Ross (1777-1856) et David Buchan (v. 1780-1838). Malgré des résultats mitigés, le second secrétaire de l'Amirauté de Sa Majesté John Barrow (1764-1848) persiste à envoyer des navires aux plus hautes latitudes. Il répond ainsi au gouvernement russe, qui protège et encourage de nombreux marins partis pour le Grand Nord. D'autres nations suivent le mouvement, comme le Danemark ou la France. Cet élan exploratoire est rythmé par plusieurs exploits, parmi lesquels l’arrivée de James Clark Ross (1800-1862) au pôle nord magnétique en 1831. Il voit également les Européens réaliser les premiers hivernages volontaires et cartographier de nouvelles terres comme l'île Melville, la baie du Prince‑Régent ou les rivages de la mer des Tchouktches.

Il faut néanmoins rester critique face au récit des contemporains, qui tend à présenter le xixe siècle comme celui d'une « découverte » des régions boréales par de nobles aventuriers. Bon nombre de territoires explorés sont habités ou parcourus depuis des millénaires par des peuples de Sibérie ou des Inuits, que les voyageurs rencontrent (ill. 1). Or, l’expansion européenne en direction du pôle est envisagée par ceux qui la font comme une victoire sur la wilderness arctique, ce « désert » de glaces supposé hostile à la civilisation. De plus, les progrès accomplis d’un point de vue géographique sont largement tributaires des connaissances déjà accumulées par les pêcheurs, chasseurs ou négociants coutumiers du Grand Nord. William Scoresby (1789-1857), fils d'un riche baleinier anglais, se fait ainsi remarquer pour sa science des glaces et du climat de l'Atlantique Nord, avant de cartographier une portion méconnue des côtes groenlandaises et d'intégrer la Royal Society.

A bien des égards, l’exploration de l’Arctique dans la première moitié du xixe siècle semble préparer une nouvelle expansion du monde capitaliste. Elle est soutenue et médiatisée par ceux qui, en plus de rechercher la gloire, espèrent raccourcir la route commerciale reliant l'Europe à l'Asie en passant près du pôle, tout en facilitant l'accès à de nouveaux marchés et aux ressources du Grand Nord (bois, fourrures, baleines, morues, minerais, etc.). La plupart des observations scientifiques réalisées ont d’ailleurs des finalités pratiques : l’étude du magnétisme terrestre et la compréhension des phénomènes météorologiques servent par exemple à perfectionner l’art européen de la navigation, et donc à fluidifier les échanges tout autour du globe. Les États engagés aux côtés des navigateurs et aventuriers espèrent aussi profiter de ces entreprises pour renforcer leur sécurité, étendre leurs possessions territoriales ou affirmer leur souveraineté. 

L'appropriation de l'Arctique : succès et limites

La disparition de l’explorateur britannique John Franklin (1786-1847) et de ses hommes, partis en 1845 à la recherche du passage du nord-ouest du côté du détroit de Lancaster, marque un tournant dans l’histoire de l’exploration arctique. Le mystère autour de leur sort, devenu drame après des soupçons de cannibalisme, captive les opinions publiques européennes. Il suscite l’organisation de nombreuses expéditions pour retrouver les disparus, y compris de la part d’acteurs privés. En même temps que les relevés cartographiques se poursuivent (ill. 2), la figure de l’explorateur polaire gagne en visibilité : panoramas, lanternes magiques, livres illustrés, articles de presse, tableaux et romans en font, si ce n’est l’incarnation d’un empire toujours plus vaste, un héros national. Le finlandais Adolf Erik Nordenskiöld (1832‑1901), partisan d’un rattachement de sa terre natale à la Suède au détriment de l’Empire russe, est couvert d’honneur par Stockholm pour avoir franchi le passage du nord-est en 1879. Le géographe allemand Auguste Petermann (1822-1878) promet pour sa part de faire de son pays une grande nation maritime en initiant une série de voyages dans les régions les plus froides de l’hémisphère nord. 

Les fièvres patriotiques et la médiatisation croissante des voyageurs accompagnent l’entrée de l’Arctique dans l’économie-monde occidentale – entraînant également des bouleversements écologiques majeurs. La population de baleines située dans la baie de Baffin est décimée en un siècle afin d'alimenter les centres européens en huile et fanons (lames en corne servant à la confection de parapluies et de corsets), alors que celle des castors d'Amérique accélère son déclin déjà rendue critique par des siècles de traque. Des réserves d’or ou de charbon sont identifiées, et parfois exploitées, dans le Klondike, au Groenland et au Spitzberg. Les réseaux de communication et d'échanges se densifient avec l'établissement de liaisons maritimes et ferroviaires régulières entre les foyers des économies continentales, les régions minières et les comptoirs commerciaux du Grand Nord comme Hammerfest ou Arkhangelsk. Parallèlement, la souveraineté sur l’Arctique est redistribuée. Le peuplement de la Sibérie par les paysans russes, la cession de l’Alaska aux États‑Unis par un Empire tsariste en difficulté financière et la création du dominion du Canada par une Grande-Bretagne désireuse de dominer sans administrer déstabilisent la vie des populations locales. 

Il est pourtant difficile de considérer cette page de l’exploration du monde comme celle d’un simple « englobement » de l'Arctique, c'est-à-dire d'une intégration de la région à un univers cognitif et technique qui serait marqué par la lisibilité, le contrôle et la modernité. En effet, les désillusions s’accumulent au cours du siècle. Loin d’abriter un chemin direct vers le Pacifique, la région polaire s’avère être un cruel labyrinthe de glaces, en constante évolution. Le passage du Nord-ouest est certes franchi en 1905 par le Norvégien Roald Amundsen (1872‑1928), mais la route s’avère trop dangereuse pour être empruntée de façon régulière. L’espoir de découvrir une mer libre de glaces au niveau du pôle, encore immense au début du xixe siècle, est réduit à néant dans les années 1880‑1890. 

L’exploration et l’étude des régions boréales ont par contre alimenté des réflexions sur notre condition planétaire et l’habitabilité de la Terre. Elles ont réactivé et transformé la conscience d'habiter sur un astre avec une longue histoire, difficilement appropriable dans sa totalité, et où la vie paraît fragile. La physique du globe, qui met en lumière l'interdépendance des phénomènes naturels, connaît d’importantes avancées, notamment avec la première Année polaire internationale de 1882‑1883. Pour ce qui est des imaginaires, la redoutée nature arctique apparaît sous l'influence des romantiques comme un des derniers sanctuaires – ou une des dernières exceptions – d’un globe métamorphosé par le commerce et l’industrie. Dans les premières œuvres de science-fiction, la « fin du globe » est souvent synonyme d’une funeste extension des calottes glaciaires, comme dans le Fragment d’histoire future de Gabriel Tarde (1896), ou d’une découverte au pôle menaçant la vie terrestre, comme dans Le Nuage pourpre de Matthew Phipps Shiel (1901). Certes, Jules Verne imagine dans Sans dessus dessous (1889) une solution miracle pour se débarrasser des glaces et exploiter librement le charbon arctique : le déplacement de l'axe terrestre par un gigantesque coup de canon (ill. 3). Cependant, l'écrivain finit par tourner en ridicule ce projet démiurgique, qui sous-estime les conséquences d'un tel acte sur le climat, les océans et la vie terrestre. À sa manière, Verne témoigne du fait que les dimensions scientifiques, politiques ou économiques de l'exploration et de l'appropriation de l'Arctique ne sont pas tout : celle-ci a également nourri, dès ses contemporains du xixe siècle, un ensemble de réflexions écologiques.

Citer cet article

Léo Becka , « L'exploration de l'Arctique par les Européens au xixe siècle », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 11/09/24 , consulté le 16/10/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22412

Bibliographie

Bravo, Michael, North Pole: Nature and Culture, Londres, Reaktion Books, 2018.

Chakrabarty, Dipesh, Après le changement climatique, penser l'histoire, Paris, Gallimard, 2023. 

McCannon, John, A History of the Arctic: nature, exploration and exploitation, Londres, Reaktion Books, 2012.

Morgan, Benjamin, « Fin du Globe: On Decadent Planets », Victorian Studies, vol. 58/4, 2016, p. 609‑635. 

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