Au-delà de la « géographie coloniale »
Dans la question des rapports entre savoirs et pouvoirs, la géographie occupe une place prépondérante car elle peut apparaître comme la science de l’impérialisme par excellence. Avec A. Godlewska et N. Smith, de nombreux chercheurs postulent que « l’histoire de la géographie et celle des empires coloniaux s’enchevêtrent inextricablement ». La géographie de l’exploration, antérieure à la géographie coloniale, est vue comme un instrument de domination au service de la conquête. Le fait de nommer un territoire et de le mettre en carte signifie se l’approprier.
On a alors distingué les « sciences coloniales », tenues pour les auxiliaires de la domination, des sciences métropolitaines, qui resteraient en dehors de toute compromission avec l’administration coloniale. En France, les tentatives d’institutionnalisation de la géographie donnent lieu à un antagonisme fort : aux tenants de la géographie coloniale instaurée comme discipline, tels Marcel Dubois, s’opposent des géographes comme Paul Vidal de La Blache et Lucien Gallois, défenseurs d’une géographie plus académique. Les Annales de géographie, fondées en 1891, sont le lieu de l’opposition jusqu’à la rupture de 1894 qui consacre le paradigme vidalien.
Il faut toutefois nuancer le clivage entre certaines catégories – géographie coloniale contre géographie vidalienne, terrain contre cabinet. À travers deux trajectoires universitaires de spécialistes de l’Algérie, Augustin Bernard et Émile-Félix Gautier, Florence Deprest montre que les frontières peuvent être poreuses. La quête de légitimation institutionnelle conduit ainsi Bernard, pourtant ancien élève de Dubois, à publier de nombreux articles dans les Annales de géographie. Les positions des géographes dans les champs universitaire et politique peuvent ainsi orienter la production scientifique.
Des réseaux d’appartenance se forment au sein des producteurs des savoirs qui trouvent dans les sociétés savantes, les institutions universitaires ou les revues scientifiques des lieux de réception de leurs travaux. Ainsi, le Bulletin de la Société de géographie de Paris, son pendant britannique, le Journal of the Royal Geographical Society, ou encore Die Erde, le journal de la Gesellschaft für Erdkunde de Berlin, publient les rapports des voyageurs et font état de toutes les avancées géographiques dans les colonies. Ces sociétés servent également de tribune pour les érudits coloniaux et sont parfois le lieu de débats violents, qui témoignent des tensions entre la métropole et le terrain. Officiers de marine, marchands, mais aussi fonctionnaires coloniaux, architectes, ingénieurs et missionnaires y publient. Les sociétés de géographie ne sont d’ailleurs pas les seules à se faire l’écho de ces explorations : des revues, comme Le Tour du monde, jouent un rôle prépondérant dans la publication des récits de voyage.
Le terrain colonial comme objet de savoirs
À leur arrivée dans les territoires coloniaux – ou en passe d’être colonisés –, les Européens découvrent des espaces et des populations jusqu’alors inconnus d’eux et doivent s’y confronter. Afin de reconnaître ces terra incognita, ils mènent des explorations dites « scientifiques ». Il s’agit de décrire, mais aussi de comparer, mesurer, rapporter des notes, des croquis et des échantillons. La navigabilité des fleuves représente aussi un enjeu majeur : les expéditions de David Livingstone sur le Zambèze et la rivière Kasaï, ainsi que la mission d’Ernest Doudart de Lagrée et de Francis Garnier sur le Mékong entre 1866 et 1868, en sont des exemples.
Militaires, savants ou fonctionnaires coloniaux mènent des enquêtes ethnographiques et recueillent des renseignements auprès des populations, qui donnent lieu à des monographies régionales. C’est notamment le cas au Tonkin dans les années 1894-1897 et 1903-1904, où les officiers reçoivent des consignes très précises sur les questions à poser et la forme des rapports à fournir à l’administration, tandis que l’on trouve les mêmes pratiques chez les Britanniques dans la Birmanie voisine.
Les militaires européens sont aussi des producteurs de savoirs cartographiques, comme l’attestent les différentes entreprises de cartes d’état-major publiées par les services géographiques : le Survey of India britannique ou les cartes topographiques effectuées dans les possessions françaises. Sur le terrain, les officiers cartographes opèrent par relevés d’itinéraires et observations astronomiques pour donner les coordonnées exactes des points de la carte. Ils recherchent également des renseignements auprès des populations locales, afin de connaître le nom d’un cours d’eau ou d’un village. Ils intègrent des savoirs vernaculaires à leurs travaux européens – il en va ainsi de l’éphémère carte tracée dans le sable par un Touareg et qui sert à compléter les cartes européennes existantes, comme le rapporte Henri Bissuel en 1888. La mission Pavie, qui a lieu entre 1879 et 1895 dans toute l’Indochine française, est un exemple de ces entreprises cartographiques en situation coloniale.
Étudier les pratiques de la géographie sur le terrain permet de nuancer l’articulation entre la production des savoirs et l’entreprise coloniale parce qu’il peut y avoir une dichotomie entre les intérêts politiques et les savoirs géographiques. Les commissions de délimitation des frontières, en Afrique ou en Asie, témoignent de la difficulté à apporter une confirmation empirique à la théorie des traités. Les réalités du terrain, qu’elles soient naturelles – crête de montagne, cours d’eau – ou liées à l’homme – village, champ cultivé – ne se prêtent pas nécessairement à l’application des décisions politiques. Les allers et retours entre la métropole et le terrain sont alors nombreux pour parvenir à une solution et montrent la complexité de la géographie en situation coloniale.