Les enregistrements phonographiques de l’Exposition universelle de 1900 : écouter les voix de l’Empire colonial français

En 1900, dans les pavillons de l’Exposition universelle de Paris, le docteur Léon Azoulay enregistre sur un cylindre phonographique en cire la voix d’un habitant d’Hanoï, récitant en annamite la parabole de l’enfant prodigue. À quoi bon cet effort pour collecter les voix, les dialectes, les chants et les musiques de l’empire et du monde entier ?

Illustration 1 : Plan d’ensemble de l’Exposition universelle de 1900 à Paris (Bibliothèque nationale de France, département Cartes et plans). C’est au Trocadéro, dans les pavillons de l’exposition coloniale, qu’est réalisé cet enregistrement. Source
Illustration 1 : Plan d’ensemble de l’Exposition universelle de 1900 à Paris (Bibliothèque nationale de France, département Cartes et plans). C’est au Trocadéro, dans les pavillons de l’exposition coloniale, qu’est réalisé cet enregistrement. Source : gallica.bnf.fr
Illustration 2 : Phonographe de la marque Edison de 1901 (Conservatoire national des Arts et Métiers, Inv. 18732). C’est au moyen d’un phonographe de ce type que Léon Azoulay réalise en 1900 ses enregistrements.
Illustration 2 : Phonographe de la marque Edison de 1901 (Conservatoire national des Arts et Métiers, Inv. 18732). C’est au moyen d’un phonographe de ce type que Léon Azoulay réalise en 1900 ses enregistrements. Source : wikimedia

La parabole de l’enfant prodigue en annamite. Enregistrement phonographique réalisé par Léon Azoulay durant l’Exposition universelle de Paris, 1900 (Société d’Anthropologie de Paris). Source : archives.crem-cnrs.fr

Sommaire

Les cylindres phonographiques de l’Exposition universelle de 1900

Les-entendez-vous, ces voix éraillées ? Elles ont été enregistrées durant l’Exposition universelle de 1900 sur des cylindres phonographiques en cire de la marque Edison, du nom de l’Américain Thomas Edison – l’inventeur, à la fin des années 1870, du phonographe, le premier appareil permettant l’enregistrement et la restitution des sons. En 1900, il existe deux types de cylindres : des petits, d’un diamètre de 5,7 cm, qui restituent une voix faible et nasillarde ; et de plus gros, de 12,5 cm de diamètre, d’où la voix ressort plus forte et moins déformée.

Pour ces enregistrements, le médecin et anthropologue français Léon Azoulay a employé les plus petits cylindres car ils permettent d’utiliser un phonographe moins cher et plus facilement transportable. Profitant de la présence à Paris de représentants de nombreuses nationalités durant l’Exposition universelle, il a gravé 400 cylindres phonographiques, avec l’ambition d’enregistrer à terme la totalité des langues parlées dans le monde. Pour l’heure, il s’est contenté d’enregistrer 70 langues et dialectes environ, dont par exemple, pour les langues asiatiques : « le Japonais, le Chinois, l’Annamite, le Laotien, le Malai, le Singalais, le Tamoul, l’Urdu ou Hindustani en quatre dialectes, le Tartare Uzbek-Turki, le Tatare Kassim-Turki, le Tardjik, le Persan, l’Aware du Daghestan, l’Arménien, le Géorgien, l’Arabe syrien ».

Sur cet enregistrement sonore, une première voix, celle de Léon Azoulay, annonce ce qui suit : un individu non identifié, mais dont on sait qu’il était originaire d’Hanoï, au Tonkin (au nord-est de l’actuel Vietnam), récite la parabole de l’enfant prodigue (Évangile de Saint Luc, XV, 11), dans une traduction annamite réalisée par la British and Foreign Bible Society – qui a entrepris au xixe siècle de traduire cette parabole dans l’ensemble des langues parlées à travers le monde.

Avec ces enregistrements, Léon Azoulay ne se contente pas d’expérimenter une nouvelle technologie et de célébrer le progrès technique – l’un des objectifs premiers des Expositions universelles. Il inaugure également le Musée phonographique de la Société d’Anthropologie de Paris, dont il a annoncé la création pendant l’Exposition universelle, le 3 mai 1900, dans une communication reproduite dans les Bulletins et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris. Son but : « la fondation d’archives phonographiques pour les langues, les dialectes, les patois » et, accessoirement, pour « tout ce que le phonographe est susceptible d’enregistrer, conserver et reproduire : parole, chant, musique instrumentale, phénomènes acoustiques des animaux, de la nature, de l’industrie, etc. » Avec plusieurs ambitions : linguistique – l’étude des langues et de leurs évolutions –, pédagogique – « Il va être désormais facile, pour chacun, d’attraper la bonne prononciation, d’avoir le bon accent » – et patrimoniale, enfin : « Ainsi pourra-t-on sauver de la mort la voix des peuples morts eux-mêmes. »

L’initiative de Léon Azoulay n’est pas alors un cas isolé : en 1899, le Phonogrammarchiv est fondé à Vienne, suivi en 1900 du Berliner Phonogramm-Archiv à Berlin. Quant au Musée phonographique de la Société d’Anthropologie de Paris, faute d’un soutien suffisant des autres membres de la Société, il est finalement abandonné en 1904. Légués vers 1940 au musée de l’Homme, les cylindres ont été recopiés dans les années 1970 sur des bandes magnétiques, puis numérisés en 2012 par la Bibliothèque nationale de France et ce sont ces enregistrements numérisés qui sont aujourd’hui accessibles en ligne, sur le site du Centre de recherche en ethnomusicologie.

Pourquoi enregistrer les langues de l’Empire français ? 

Le Tonkin, d’où est originaire l’homme que vous entendez ici, fait alors partie de l’Empire colonial français. À l’issue de la guerre franco-chinoise de 1883-1885, ce territoire est devenu un protectorat français, intégré en 1887 à l’Union indochinoise qui réunit la colonie de Cochinchine et les protectorats de l’Annam, du Tonkin, du Cambodge et du Laos. L’Empire colonial français connaît alors, en Indochine comme en Afrique, un essor sans précédent, grâce notamment à l’appui que les républicains opportunistes apportent à l’expansion coloniale. C’est cet essor colonial qui sous-tend cet enregistrement en annamite de la parabole de l’enfant prodigue.

Tout d’abord, Léon Azoulay réalise cet enregistrement dans la section coloniale de l’Exposition, avec le concours de ses responsables – dont M. Jules-Charles Roux, commissaire général de l’exposition coloniale, et M. Viterbo, directeur des pavillons de l’exposition indochinoise. En 1889 comme en 1900, les Expositions universelles parisiennes intègrent en effet une section coloniale – ici au Trocadéro –, destinée à mettre en scène la richesse, l’étendue et la mise en valeur de l’empire colonial français, préfigurant les Expositions coloniales dont la plus célèbre demeure celle organisée, en 1931, dans le bois de Vincennes.

Léon Azoulay appartient par ailleurs à la Société d’Anthropologie de Paris, dont l’histoire s’entremêle, depuis sa fondation en 1859, à celle de l’expansion coloniale : militaires, médecins et administrateurs coloniaux lui fournissent de nombreux collaborateurs – qui multiplient dans tout l’empire observations, mesures et photographies, et auxquels Léon Azoulay recommande en 1900 de pratiquer à leur tour des enregistrements phonographiques – et les théories anthropologiques sur la soi-disant inégalité des races humaines viennent conforter le projet colonial.

Par cet enregistrement, l’anthropologue entend également participer à l’enseignement de la langue annamite, indissociable de l’expansion coloniale en Indochine. L’étude des langues extra-européennes est en effet devenue au xixe siècle un instrument crucial de l’administration des empires coloniaux et du contrôle des populations colonisées. En France, l’École des langues orientales vivantes – dont certains professeurs aident d’ailleurs Léon Azoulay dans sa collecte – a joué en la matière un rôle déterminant. Fondée pendant la Révolution française et ancêtre de l’actuel Inalco, l’École a progressivement étendu au cours du xixe siècle son offre de cours à mesure que l’expansion coloniale amenait la France au contact de langues de plus en plus variées. C’est ainsi à la demande de l’amiral Charles Rigault de Genouilly – ministre de la Marine et des Colonies et ancien commandant des forces navales de l’expédition de Cochinchine à la fin des années 1850 – qu’une chaire de langue annamite a été ouverte aux Langues O’ au début des années 1870. Depuis 1889, on enseigne par ailleurs l’annamite à l’École coloniale, ouverte à Paris pour former les futurs administrateurs des colonies.

Le choix, pour cet enregistrement, de la parabole de l’enfant prodigue témoigne enfin de l’intrication entre expansion coloniale et évangélisation. Ce n’est pas un hasard en effet si Léon Azoulay enregistre, dans toutes les langues, ce texte récurrent dans les sermons des missionnaires, car il illustre le pardon accordé pour ses péchés au converti. À l’heure où l’expansion coloniale s’accompagne d’un rêve d’évangélisation du monde entier, ce sont logiquement les traductions de la Bible qui sont choisies pour fixer la diversité des langues humaines. Mais, avec cette évangélisation et, plus largement, l’occidentalisation du monde qu’entraîne l’entreprise coloniale – repérable aussi bien dans la diffusion de la Bible que dans celle du complet veston et de la poignée de main –, naît aussi une peur, celle de voir disparaître à terme la richesse et la diversité du genre humain. C’est elle qui poussera en 1908 le philanthrope et banquier Albert Kahn à entreprendre un long voyage pour photographier et filmer un monde à la veille de disparaître – à l’origine de ses « Archives de la Planète ». C’est elle aussi qu’exprime Léon Azoulay lorsqu’il dit, en 1900, son rêve de « sauver de la mort la voix des peuples morts eux-mêmes ». Ces enregistrements éraillés sur rouleaux de cire se veulent alors, indissociablement, l’instrument et le remède à la colonisation.

Citer cet article

Clément Fabre , « Les enregistrements phonographiques de l’Exposition universelle de 1900 : écouter les voix de l’Empire colonial français », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 20/03/25 , consulté le 22/04/2025. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22548

Cette notice est publiée sous licence CC-BY 4.0. La licence CC-BY signifie que les publications sont réutilisables à condition d’en citer l’auteur.

Bibliographie

Léon Azoulay, « L’ère nouvelle des sons et des bruits. Musée et archives phonographiques », Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris, 1900/1, p. 172-178.

Adrien Genoudet, L’Effervescence des images. Albert Kahn et la disparition du monde, Paris, Les Impressions nouvelles, 2020.

Jia Junyuan, « La Chine entendue par l’Occident. Les enregistrements sonores de la Chine à l’Exposition universelle de 1900 », Artefact. Techniques, histoire et sciences humaines, 21, 2024, p. 171-196.

Pierre Labrousse (dir.), Langues O’ 1795-1995. Deux siècles d’histoire de l’École des Langues Orientales, Paris, Inalco-Éditions Hervas, 1995.

Jonathan Sterne, The Audible Past. Cultural Origins of Sound Reproduction, Durham, Duke University Press, 2003.

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