Dans tous les empires, les débuts de l’époque coloniale en Afrique sont marqués par la crainte – plus ou moins fondée – de la « dépopulation ». Avec des densités de population relativement faibles quoique très variables, la démographie africaine, affectée par la ponction des traites esclavagistes, par des conditions environnementales souvent défavorables et par le choc de la colonisation, est considérée comme insuffisante par les colonisateurs pour la « mise en valeur », à savoir l’exploitation des ressources minérales et végétales africaines en vue de l’exportation vers l’Europe. Une main-d’œuvre nombreuse et en bonne santé est donc indispensable. C’est notamment cette préoccupation qui préside à l’établissement de services médicaux pour les « indigènes ».
C’est aussi ce qui explique l’intérêt des colonisateurs pour les Africaines : les autorités les envisagent surtout à l’aune de leur rôle reproducteur. L’enjeu consiste dès lors à stimuler la natalité, d’une part ; et à façonner de nouvelles façons d’être mère, d’autre part. L’époque coloniale se caractérise donc à la fois par la médicalisation de la grossesse et de l’accouchement, par la formation d’un personnel paramédical, notamment des sages-femmes africaines, et par la mise en œuvre d’une propagande destinée à former de nouvelles mères, plus aptes à mener leur progéniture à l’âge adulte.
Poser un diagnostic pour lutter contre la « dépopulation »
Les autorités médicales sont d’abord sollicitées pour donner leur avis sur la « dépopulation » qui sévirait, de façon plus ou moins marquée, dans l’ensemble du continent. Enquêtes et débats vont bon train durant les vingt premières années du xxe siècle. Leurs conclusions, qui reposent souvent sur des statistiques peu fiables, diffèrent selon les territoires. En Ouganda, où pendant plusieurs années au début du xxe siècle le taux de mortalité semble supérieur au taux de natalité, on incrimine essentiellement les maladies sexuellement transmissibles, notamment la syphilis, dont la prévalence augmente avec les circulations favorisées par la colonisation (migrations de travail dues aux grands chantiers ferroviaires, aux plantations de rente, ouverture de nouvelles voies de communication, développement urbain, etc.). Au Congo, les autorités belges imputent le taux de fécondité, jugé trop faible, à l’existence d’un intervalle intergénésique d’au moins deux ans, favorisé par l’allaitement prolongé. Pour les médecins de la Gold Coast britannique, la cause principale de la faiblesse démographique réside dans un taux de mortalité infantile extrêmement élevé, qui s’accompagne de forts taux de mortalité maternelle.
Dans la majorité des cas et en dépit de leur variabilité, ces diagnostics sont empreints de préjugés puissants, qui orientent les interprétations des médecins. Ignorant les facteurs sociologiques (comme la pauvreté ou les fortes concentrations de population dans certains quartiers urbains mal équipés sur le plan sanitaire) ou épidémiologiques (notamment la prévalence de la malaria et les difficultés d’accès aux traitements antipaludéens), les autorités médicales rendent responsables les cultures africaines : les mauvais gestes et les mauvaises pratiques des mères africaines comme des accoucheuses seraient la source de la « dépopulation ».
Pour favoriser la croissance démographique, les autorités coloniales mettent en place une série de structures destinées à un triple objectif : médicaliser la maternité, former des sages-femmes et éduquer les mères.
Médicaliser la grossesse, l’accouchement et les soins aux nourrissons
Dans l’entre-deux-guerres, diverses initiatives sont prises afin d’inciter les Africaines à adopter de nouvelles pratiques lorsqu’elles sont enceintes : elles sont vivement encouragées à fréquenter des établissements médicaux ou paramédicaux et à se détourner des femmes de leur entourage, non professionnelles. Gérés par les pouvoirs publics ou encore par des organismes caritatifs et/ou missionnaires, ces établissements sont de taille et de type variables : dispensaires, centres de PMI (Protection maternelle et infantile), maternités publiques ou privées, hôpitaux publics ou missionnaires, cliniques, etc. Certains ne proposent que des consultations pré- et post-natales, tandis que d’autres comprennent des lits pour les accouchées. Si ces établissements sont pour la plupart concentrés en milieu urbain, on trouve aussi certaines de ces structures « en brousse ».
La finalité de ces dispositifs est de dépister d’éventuelles complications durant la grossesse, d’amener les femmes à choisir des établissements médicaux équipés pour le moment du terme plutôt que d’accoucher à domicile, et de les inviter, après l’accouchement, à y ramener régulièrement leur bébé pour un suivi de médecine préventive. L’enfant y est pesé, palpé, examiné, et la mère y est interrogée sur la santé de son enfant.
Le personnel de ces établissements, souvent européen au début du xxe siècle, devient avec le temps majoritairement africain– à l’exception du sommet de la hiérarchie médicale. La cheville ouvrière de ces dispositifs est constituée par les sages-femmes africaines, formées différemment selon les territoires et les empires. Ainsi la France favorise-t-elle la centralisation et l’étatisation : en fondant à Dakar en 1918 une section « sages-femmes » à l’École de médecine, elle s’engage à employer dans la fonction publique les femmes qui y font des études exigeantes, avant d’être affectées dans toutes les régions d’Afrique française. Dans l’Empire britannique, ce sont principalement des missionnaires qui se voient confier la formation des sages-femmes – à l’exception de la Gold Coast, où, en 1928, une école ouvre au sein de l’hôpital public de la capitale. Les diplômées de cette colonie (environ cinq cents entre 1928 et 1957, date de l’indépendance) ont le choix entre une carrière dans la fonction publique et l’installation à leur compte.
Les sages-femmes devaient, à terme, remplacer les accoucheuses, considérées comme responsables, par leurs gestes et leurs pratiques, de la mortalité en couches. Si de rares formations sont organisées pour ces « matrones » (ainsi, en Sierra Leone, vers 1920, un médecin africain prend l’initiative de cours à leur intention), les autorités médicales ne prévoient pas d'éduquer les accoucheuses, perçues comme des figures archaïques aux méthodes dépassées. Mais la formation de sages-femmes diplômées reste insuffisante pour concurrencer efficacement les accoucheuses, qui, dans toute l’Afrique, sont encore nombreuses à la fin de la période coloniale.
La fabrique des mères africaines
Par ailleurs, les mères africaines sont exposées à une propagande multiforme destinée à faire d’elles de meilleures mères – c’est-à-dire des mères d’enfants nombreux et en bonne santé.
Tandis que les (rares) écolières reçoivent des cours de puériculture à l’école, les mères déjà adultes sont la cible de messages diffusés par différents médias : conférences publiques données par des médecins et retranscrites dans la presse locale, conseils dispensés dans les centres de PMI, consignes édictées durant les « concours du plus beau bébé » et autres kermesses pédiatriques, séances de cinéma éducatif dans les années 1950, etc. Les conseils ciblent l’alimentation et l’hygiène, mais les mères ne prennent pas en compte toutes les recommandations qu’on leur dispense et sont volontiers considérées par les autorités médicales comme indociles.
Le succès de ces campagnes de propagande, difficile à évaluer, dépend largement du milieu social des Africaines. Souvent encouragées par les élites africaines urbaines, cette propagande se heurte parfois à des réactions d’indifférence, voire de rejet. Pour autant, la médicalisation de la maternité progresse indubitablement, même si elle ne signe pas la disparition des accoucheuses ou des pratiques dites « traditionnelles », le syncrétisme médical s’imposant comme la règle plus que comme l’exception.