La Tunisie, terre de vigne
À la fin du xixe siècle, la France métropolitaine est touchée par la crise du phylloxéra, du nom d’un puceron venu d’Amérique, qui détruit près des deux tiers du vignoble métropolitain. Cette crise intervient au moment même de la mise sous tutelle de la Tunisie en 1881. De nombreux viticulteurs émigrent en direction de la nouvelle colonie, où un nouveau marché se crée, disputé par des réseaux français et italiens. Le vignoble planté en Tunisie est d’abord destiné à produire du vin de masse pour la métropole et utilise les cépages les plus répandus dans le Midi, comme l’alicante ou le grenache. Les colonisateurs français voient également dans la viticulture une manière de s’inscrire dans le riche modèle agricole de l’Empire romain, à laquelle les terres fertiles de l’Afrique du Nord semblent se prêter. Le mouvement de patrimonialisation du vin, c’est-à-dire de réappropriation d’un héritage du passé, s’accélère dans l’entre-deux-guerres, notamment avec la création de l’Office du vin en 1927, qui a pour vocation de participer à la défense et à la valorisation des vins produits en Tunisie. Dans les années qui suivent, des vins dits d’« appellation », identifiés par le terroir sur lequel ils sont produits et de meilleure qualité, sont créés pour répondre à la concurrence de plus en plus forte avec les vins métropolitains dans le contexte de la crise de surproduction viticole des années 1930. Le muscat de Carthage voit ainsi le jour en 1947 et, l’année suivante, l’appellation « vin supérieur de Tunisie » est officiellement créée. Les vins d’appellation ne constituent néanmoins qu’une production minoritaire : à la fin du Protectorat, ils représentent à peine 5 % des vins produits localement. Cependant ils sont, comme les paysages de vigne, des symboles importants et des arguments de légitimation de la présence française dans la rhétorique coloniale, jusqu’à l’indépendance.
L’immense majorité des vignes tunisiennes produisent un « vin de coupage », fort en alcool, exporté et vendu aux ouvriers de la région parisienne, ou coupé avec des vins métropolitains pour rehausser le degré d’alcool de ceux-ci. Parallèlement à la mutation des paysages agricoles, la période coloniale voit également une modification des paysages urbains : les usines de production de bière, les distilleries, les marchands de vin et les débits de boissons se multiplient. La production et la vente de vin ne représentent pourtant qu’une proportion relativement faible de l’économie coloniale. L’alcool produit ne constitue jamais plus de 5 % du commerce extérieur de la Tunisie, et les taxes qu’il rapporte n’excèdent pas 1 % du budget de l’État. La puissance viticole de la Tunisie reste bien plus faible que celle du voisin algérien. Dans ce territoire, les quantités de vin produites sont jusqu’à trente fois supérieures par rapport à la Tunisie, et la place du vin dans le commerce extérieur représente jusqu’aux deux tiers du budget de la colonie. Durant toute la première moitié du xxe siècle, la population en Tunisie consomme dix fois moins d’alcool que la population française à la même époque, et le nombre de débits de boissons est toujours entre huit et dix fois inférieur au nombre d’établissements métropolitains. Le secteur viticole n’emploie que 1 % de la population active de la Tunisie et longtemps le sujet de l’alcool ne semble pas intéresser les différentes élites du Protectorat.
Une nouvelle culture urbaine de la boisson ?
Si, à l’échelle de la société tunisienne, l’impact de la colonisation sur les consommations d’alcool reste mesuré, à l’échelle locale en revanche, le paysage urbain ou rural est parfois totalement modifié par la production et la consommation d’alcool. Les quartiers européens des villes concentrent un nombre croissant de débits. On passe ainsi de 50 à 250 débits de boissons à Tunis entre le début du xxe siècle et les années 1950, et lorsque les Français quittent officiellement le pays, en 1956, on ne compte pas moins de 23 débits de boissons sur la principale avenue de Tunis, l’avenue Jules-Ferry (aujourd’hui Bourguiba). Une culture urbaine de la boisson se développe, notamment parmi les poètes du groupe Taht Essour [sous les remparts]. L’un de ces artistes, Abou El Kassem el Chabbi, est l’auteur d’un poème intitulé Mes chansons ivres en 1933, tandis qu’Ali Douagi écrit Périple autour des bars de la Méditerranée en 1934. Tous deux célèbrent la consommation d’alcool. Dans les espaces plus ruraux, notamment au nord du pays, les vignes, quasiment inexistantes jusqu’aux années 1880, occupent une superficie de plus de 50 000 hectares durant les années 1930. Elles sont particulièrement concentrées dans les régions de Tunis, de Bizerte et du Cap-Bon. Si ces surfaces demeurent modestes en comparaison de celles du vignoble métropolitain et algérien, l’introduction de la vigne bouleverse certains paysages, ce qu’illustrent les œuvres du peintre orientaliste Charles Lallemand dès le début des années 1890.
Prohibition coloniale
Mais la conséquence la plus nette de la consommation d’alcool se joue certainement dans le rapport de force colonial. En effet, par la loi du 12 septembre 1914, les autorités du Protectorat interdisent la consommation d’alcool aux Tunisiens musulmans. Cette politique vise officiellement, d’après les élites administratives coloniales, à garantir le respect des coutumes, de la tradition et des croyances religieuses des musulmans tunisiens mais elle reflète en réalité la manière dont l’administration française se représente les mœurs des Tunisiens. De la part des Français, il s’agit de protéger les Tunisiens contre les vices extérieurs, y compris européens, ce qui suppose une certaine infantilisation, mais aussi « d’indigéniser les indigènes », en leur imposant, sous prétexte d’une religion différente, des interdits alimentaires qui sont en grande partie forgés par les colonisateurs eux-mêmes. En effet, si le Coran interdit à deux reprises le fait de boire des boissons alcoolisées (dans les sourates intitulées « Les femmes » et « La table servie »), une consommation d’alcool minimum existait avant le Protectorat, notamment au xixe siècle, période durant laquelle se diffusent des pratiques de consommation à l’échelle de l’Empire ottoman. La loi de septembre 1914 est complétée en février 1937 par une loi sur les débits de boissons, qui interdit l’établissement de ceux-ci à côté des mosquées, et qui durcit les quotas de débits par habitant, qui existaient depuis 1907.
Dans la Tunisie coloniale, l’alcool apparaît donc progressivement comme un outil de séparation des sphères coloniales, opposant schématiquement des Français et des Européens « buveurs », et des Tunisiens et des musulmans « abstinents ». Cette opposition est reprise aussi bien par les administrateurs français que par les élites colonisées. Les nationalistes tunisiens, comme Habib Bourguiba, Abdelaziz Thaalbi, ou Mahmoud El Materi, associent l’alcool à l’élément européen afin de souligner les effets négatifs de la colonisation. Au début des années 1930, Bourguiba écrit ainsi dans un article de son journal L’action tunisienne que le projet de diffuser les boissons alcoolisées dans la Tunisie coloniale vise à affaiblir les résistances des populations, et démontre l’incapacité de l’administration à mener une politique sociale efficace sur place.
La loi de 1914 n’a jamais été modifiée, elle reste théoriquement en vigueur dans la Tunisie de 2020. De même, dans certains discours politiques visant à définir une identité de la cuisine tunisienne, la consommation d’alcool demeure encore associée à l’Europe et au monde occidental, offrant un exemple contemporain des traces laissées par les politiques coloniales.