Un système judiciaire hybride
La ville de Saint-Louis (Ndar en wolof), comptoir français fondé au xviie siècle à l’embouchure du fleuve Sénégal, est atypique au sein de l’empire colonial français en Afrique. Sa population, dans toute sa diversité, s’est vu octroyer des droits politiques en 1789, puis à nouveau en 1848 et sous la IIIe République. Le système judiciaire développé localement par le colonisateur s’aligne aussi sur le modèle métropolitain : les habitants, appelés « originaires », sont soumis au Code civil à partir de 1830, et les institutions judiciaires (justice de paix, tribunal de première instance, cour d’appel, etc.) sont calquées sur celles de la métropole.
Dans ce contexte, les élites musulmanes de la ville demandent dès les années 1830 à être jugées selon le droit musulman. La présence musulmane remonte au ixe siècle en Afrique de l’Ouest et la pratique de la justice musulmane y est attestée depuis le xviie siècle. C’est au xixe siècle que l’islam connaît une expansion sans précédent dans la région, à la faveur des bouleversements provoqués par la colonisation. À Saint-Louis aussi, la population musulmane augmente fortement au cours du siècle, et elle cherche à affirmer l’identité islamique de la ville.
Après de longues années de négociations et d’hésitations des autorités coloniales, un tribunal musulman est finalement créé à Saint-Louis en 1857. Il s’inscrit dans le cadre de la « politique musulmane » de la France : l’administration coloniale est alors soucieuse de construire une image de la France comme « puissance musulmane » en Afrique pour faciliter les conquêtes. Le tribunal musulman est présidé par un juge musulman, le cadi (ill. 1). Il est compétent pour juger les affaires civiles : mariages, divorces, successions entre musulmans (ill. 2). En revanche, comme dans la plupart des systèmes judiciaires coloniaux, les affaires pénales (coups et blessures, vol, etc.) restent entre les mains de la justice du colonisateur. Le tribunal musulman n’en est pas moins étroitement contrôlé par les autorités françaises. Par conséquent, son fonctionnement est aussi bien loin des pratiques judiciaires musulmanes dans des contextes non-coloniaux.
Les stratégies judiciaires des colonisés
À partir de 1857, les justiciables musulmans de Saint-Louis peuvent donc choisir de se tourner vers les tribunaux français ou le tribunal musulman en matière civile. Ce pluralisme juridique est caractéristique des empires coloniaux. Partout, les colonisés se saisissent des possibilités qu’il leur offre et cherchent à manipuler le système juridique colonial à leur avantage. À Saint-Louis, les stratégies élaborées par les colonisés suscitent régulièrement des conflits entre les tribunaux français et musulmans qui rendent visibles les contradictions des politiques coloniales : d’un côté mesures d’assimilation, de l’autre respect de l’islam et des coutumes locales.
Une affaire est particulièrement emblématique de cette mobilité des colonisés naviguant entre les juridictions jusqu’à obtenir le jugement qui leur soit le plus favorable. En 1881, Ahmadou, un marchand musulman, cherche à obtenir une part de l’héritage de son père Malbrouck N’Diaye. Il se tourne vers la justice française après avoir d’abord porté plainte devant le juge musulman, sans obtenir satisfaction. En effet, Ahmadou est un fils illégitime, né hors mariage. Le juge musulman, le cadi Ndiaye Sar, a appliqué les règles du droit musulman selon lequel un enfant illégitime, même reconnu par le père, ne peut prétendre à la succession. Après ce premier jugement défavorable, Ahmadou poursuit ses démarches devant le tribunal – français – de première instance. Il invoque la promulgation du Code civil à Saint-Louis en 1830 pour justifier la compétence du tribunal de première instance et l’application du droit civil français, et fait valoir qu’il avait été légalement reconnu par son père. On le voit, Ahmadou joue habilement des différences entre le droit musulman et le droit français en matière d’établissement de la filiation et de droits successoraux.
Le tribunal français statue dans un premier temps en sa faveur, avant de se rétracter quelques mois plus tard en se déclarant incompétent. Selon le juge, Ahmadou n’avait pas le droit de s’adresser au tribunal français après avoir librement choisi de faire appel, dans un premier temps, au tribunal musulman : le tribunal de première instance n’avait rendu sa première décision que parce qu’il ignorait que l’affaire avait déjà été jugée.
La rigidification progressive du système juridique colonial
Si cette affaire témoigne des stratégies ordinaires des colonisés, elle rend aussi compte de l’ambivalence des juges français vis-à-vis du tribunal musulman. Ils sont globalement hostiles vis-à-vis du cadi et méfiants à l’égard d’une justice musulmane considérée comme arbitraire, arriérée et corrompue. Cela explique le premier jugement du tribunal français, prompt à condamner le cadi. Cependant, les juges français regardent aussi d’un mauvais œil la mobilité des colonisés comme Ahmadou qui profitent de la porosité des frontières entre les juridictions.
D’où le second jugement de la justice française qui condamne la tentative d’Ahmadou de solliciter les tribunaux les uns après les autres en fonction de ses intérêts propres. L’affaire d’Ahmadou n’est pas isolée : des conflits de compétence entre les juridictions françaises et musulmanes éclatent à de multiples reprises au cours de la seconde moitié du xixe siècle, et suscitent des débats politiques agités autour de la question de la justice musulmane dans la colonie.
La consolidation de l’autorité française en Afrique de l’Ouest au début du xxe siècle entraîne une rupture avec les politiques assimilationnistes et avec le modèle judiciaire hybride mis en place à Saint-Louis, puis dans trois autres grandes villes coloniales du Sénégal (Gorée, Rufisque et Dakar) dans les décennies précédentes. Un décret de 1903 instaure un système juridique dual en Afrique occidentale française. Désormais, ceux qui sont appelés « indigènes » sont jugés dans le cadre de la « justice indigène », une justice coloniale censée appliquer les « coutumes » locales en matière civile. Les Français, les « assimilés » (les Africains considérés par le colonisateur français comme ayant suffisamment intégré les mœurs et la civilisation française) et les « originaires » des quatre communes précitées rendent quant à eux des comptes à la « justice française » calquée sur le modèle métropolitain. Le système juridique de Saint-Louis, dans lequel les originaires ont accès à la fois à la justice française et à la justice musulmane, fait donc figure d’exception au sein de l’organisation judiciaire de l’empire colonial français.
La participation volontaire au système juridique du colonisateur par les colonisés, élaborant des stratégies judiciaires, en a renforcé la légitimité, et donc la domination. Les problèmes soulevés par des affaires comme celle d’Ahmadou ont aussi entraîné la restriction progressive de la compétence des tribunaux musulmans jusqu’aux années 1930. Elles ont également servi de prétexte à la rigidification des frontières entre les juridictions, désormais présentées comme l’incarnation des différences culturelles et raciales au sein de l’empire colonial.