On attribue classiquement en France le mot « pacification » aux guerres menées outre-mer par les Européens aux xixe et xxe siècles, « moment colonial » d’importance qui fait suite aux conquêtes territoriales. Ainsi, les empires coloniaux – quelle qu’en soit la forme – imposent par des campagnes dites de « pacification » leur présence et leur violence légale. Par ailleurs, l’État colonial peut être amené à « pacifier » des territoires déjà soumis mais en proie à des insurrections plus ou moins violentes ou encore lors des conflits de décolonisation. Généralement, les coloniaux usent du terme de « pirate », « dacoït », « outlaw », « insurgent », etc., pour désigner les rebelles qui sont ainsi marqués du sceau de l’infamie et tombent sous le coup de leurs lois, ce qui autorise l’emploi légal de la violence et de la coercition afin de pouvoir, au nom du « droit juste », ramener la « concorde » et asseoir le pouvoir colonial. Dès lors peut commencer la « mise en valeur », c’est-à-dire l’exploitation du territoire – hommes et richesses naturelles – afin de rentabiliser le coût de sa conquête et de son administration. On ne parle d’ailleurs jamais de « pacification » pour désigner une guerre de conquête, brutale et inscrite de façon courte dans le temps. Il s’agit toujours d’un processus interne à un territoire, national ou impérial. C’est finalement la phase ultime avant l’installation.
Certains historiens font remonter les prémices de ces violences et pratiques « coloniales » aux guerres asymétriques de la Révolution française – guerre de Vendée en particulier (1793-1795) étudiée par Jean-Clément Martin où le généralissime Hoche fut présenté comme le « pacificateur de la Vendée » – ou de l’Empire napoléonien, en particulier face à la guérilla espagnole qui en 1806 s’opposa violement à la Grande Armée. Bugeaud, alors jeune officier, y participa et en aurait tiré des leçons qu’il appliqua en Algérie avec la violence et le brio qu’on lui connaît mais aussi une capacité de négociations et d’accommodements à travers l’exemple des bureaux arabes qu’il fonda en 1844. Une expérience de terrain qui aurait en partie servi de modèle aux officiers américains dans leurs luttes contre les Amérindiens des grandes plaines (J. Frémeaux). D’autres officiers coloniaux vont affiner ces idées, les tester en d’autres lieux et en d’autres temps. Ainsi, dans l’empire colonial français, Faidherbe, fondateur en 1857 du corps des tirailleurs sénégalais, inaugure une politique spécifique en Afrique de l’Ouest. Vingt ans plus tard, au Tonkin puis à Madagascar, Pennequin et Pavie forgent l’expression aller à « la conquête des cœurs ». Expression qui vaut programme et qui est l’équivalent du Winning Hearts and Minds (« gagner les cœurs et les esprits ») des Anglo-Saxons. Elle vise à développer une stratégie moins axée sur le simple emploi de la force brutale et cherche à rallier les indigènes à leur propre système de domination à travers une série d’accommodements qui les rendent pleinement acteurs de celle-ci. Peu après, Gallieni et Lyautey reprirent et s’attribuèrent ces idées pour les théoriser et forger ce que l’on a appelé « l’école française de pacification ». Une « école » qui s’illustra au Maroc, en Syrie, puis lors des conflits de décolonisation (Indochine, Algérie, Madagascar, Cameroun), s’exportant par la suite en Israël, aux États-Unis et en Amérique latine. Plus récemment encore, ces théories ont résonné il y a peu en Irak comme en Afghanistan ou au Mali.
Cependant, les racines de la « pacification » remontent à bien avant. Aux xviie et xviiie siècles, les officiers qui mènent des guerres asymétriques contre les Amérindiens en Amérique latine, centrale ou du Nord évoquent tous le terme de « pacification ». Prémices coloniales ? Pas tant que cela. On peut rappeler l’importance des édits de pacification qui ont ponctué les guerres de Religion (1562-1598) et tentèrent de mettre fin aux violences des « Guerriers de Dieu » étudiés par Denis Crouzet. Le plus connu d’entre eux est, sans conteste, l’édit de Nantes qui, de 1598 à 1685, imposa la paix dans le royaume de France entre catholiques et réformés. De fait, de tous temps, la « pacification » a été menée par les armées régulières ou non des puissances européennes – royales ou républicaines, légalistes ou en rébellion – pour faire taire par le glaive ou la négociation un adversaire désigné. Si le terme apparaît pour la première fois dans la langue française en 1455 dans Le mystère de la Passion sous la plume du dramaturge et théologien Arnoul Greban, ses origines remontent aux racines de l’Europe. Ainsi en 785 Charlemagne prit le titre de « pacificateur des Saxons », fait d’arme et action politique inscrits dans sa titulature.
De fait, l’origine du terme est latine, et sert à décrire une pratique politique et martiale du monde romain. Elle emprunte au latin pacificatio qui signifie en français « retour à la paix, accommodement, réconciliation ». Ce terme fort découle lui-même de pacificatum, le « pacificateur », titre attribué aux magistrats de la République romaine, notamment les consuls et proconsuls dotés de l’Imperium, c’est-à-dire du « commandement » des légions. Jules César est celui qui pacifia la Gaule, comme Octave après la bataille d’Actium (– 31 av. J.-C.) fut le pacificator du monde romain après avoir écrasé la sédition de Marc-Antoine. Depuis l’avènement d’Auguste (– 14 av. J.-C.), tous les empereurs romains furent proclamés « pacificateurs », apportant à l’Empire l’essence même de son existence et une maxime, « l’Empire, c’est la paix ». Le pacificator est donc, au sens premier du terme, un « faiseur de paix » et donc, de prospérité. Il apporte et impose, souvent manu militari, des normes à la fois économiques, sociales, militaires et, surtout, morales.
Après le choc brutal de la conquête, commence la progressive soumission des derniers rebelles, à la fois par l’emploi de forces armées (armées conventionnelles, polices ou milices) et par une politique civile prête à négocier avec la rébellion. L’un ne va pas sans l’autre. Dès lors, la « pacification » impose aux vaincus la loi du vainqueur. Elle est dans les faits l’argument juridique qui permet tant sur le plan légal que moral d’imposer, à l’intérieur d’un territoire conquis, la violence de l’État de droit face à la subversion radicale. Elle lutte contre les insurrections, ce qui a donné en anglais l’expression « Counterinsurgency», terme employé lors de la conquête des hautes terres birmanes (1886-1899) comme lors de l’état d’urgence en British Malaya (1948-1960). De fait, on pacifie toujours un territoire intérieur – qu’il soit réel, sur le territoire, ou imaginé, sur la carte ou dans les esprits. Le but est autant de rétablir la paix sur un territoire en proie à une guerre civile que de rétablir l’ordre en mettant fin aux dissensions par tous les moyens possibles doublés d’accommodements politiques et d’une large panoplie répressive adaptée à la situation du terrain comme des populations. La « pacification » n’est plus une guerre proprement dite puisque la conquête est déclarée achevée. Il s’agit toujours, contrairement à cette dernière, d’un long processus de police des populations et des territoires qui s’affirme dans la durée, à travers l’emploi simultané de différents moyens susceptibles de réduire les résistances que la présence de l’état de droit suscite qu’il le soit réellement ou au nom d’un droit autoproclamé d’un peuple à en dominer d’autres, versus antique de la « mission civilisatrice » propre à tous les empires, coloniaux ou pas. Ainsi la boucle est bouclée, le terme est celui de la gestion plus ou moins violente de la différence.