Au sein de l’empire colonial français, les manuels de droit distinguent toujours colonies et pays de protectorat. Au Maghreb, seule l’Algérie est une colonie tandis que la Tunisie et le Maroc sont placés sous protectorat français en 1881 et 1912. Ce terme désigne un régime politique et, par extension, toute la période coloniale de ces deux pays. L’originalité du protectorat a longtemps été sous-estimée par les historiens : la dérive systématique vers l’administration directe assimilait ce système à n’importe quelle colonie, à l’exception du mandat du premier résident général au Maroc, Hubert Lyautey (1912-1925), qui serait l’inventeur d’une authentique collaboration avec la monarchie chérifienne. De nouvelles recherches mettent au contraire en relief le lien particulier noué entre la France d’une part, et le Maroc et la Tunisie d’autre part. Le choix de maintenir la souveraineté du sultan et du bey, plutôt que d’établir un système d’administration directe, instaure dans ces deux pays un gouvernement divisé auquel participent à la fois des acteurs locaux et des agents de la puissance coloniale.

Réception des notables de la ville par le général Lyautey à Fès.
Réception des notables de la ville par le général Lyautey à Fès. Source : Médiathèque de l’architecture et du patrimoine.
Lamine Bey, souverain de Tunis, recevant les hommages du général Mast, résident général, en 1943.
Lamine Bey, souverain de Tunis, recevant les hommages du général Mast, résident général, en 1943. Source : Wikimedia Commons.
Sommaire

Une formule juridique : des souverainetés maintenues

Le protectorat est d’abord un traité international. D’après la doctrine juridique, un État faible cède une partie de sa souveraineté à un État plus puissant en échange de sa protection. En Tunisie, les pouvoirs diplomatiques et militaires sont concédés par le bey de Tunis à la France par le traité du Bardo du 12 mai 1881. La convention de La Marsa, le 8 juin 1883, confie à la République française le devoir de conduire toutes les réformes nécessaires au relèvement d’une province ottomane accablée par les dettes : dépourvu de sa souveraineté extérieure, l’État protégé voit son administration intérieure soumise aux orientations de la politique coloniale.

Ces clauses reposent sur une fiction juridique, celle du consentement des souverains locaux. En effet, le bey de Tunis est contraint, par une expédition militaire, de signer le traité. Néanmoins, la Tunisie est toujours, à cette époque, une province de l’Empire ottoman, lequel proteste contre l’atteinte à la souveraineté du sultan de Constantinople. La formule du protectorat s’impose cependant car elle dispense la France des coûts d’une longue conquête semblable à celle de l’Algérie, et ménage les intérêts des puissances rivales, anglaise et italienne, traduits dans les privilèges accordés par l’Empire ottoman à leurs ressortissants. Conçu comme un provisoire prélude à l’annexion, synthèse de conceptions coloniales antagonistes, le protectorat tunisien est d’abord un protectorat de circonstance.

La signature du traité de Fès le 30 mars 1912 par le sultan chérifien consacre une évolution : le Maroc est, lui, un protectorat de préférence, choisi à dessein, cette fois, par les autorités coloniales, comme un régime permanent. Le traité contient dans l’ensemble les mêmes clauses qu’en Tunisie, même s’il concède le nord du Maroc à l’Espagne. Il est néanmoins le résultat d’une mutation de l’idéologie coloniale. Juristes et hommes politiques voient désormais dans le protectorat le moyen d’une colonisation plus vertueuse car respectueuse des « traditions » locales, sous la garantie d’un droit international naissant. Le général Lyautey, premier résident au Maroc, met en scène ses égards pour le souverain chérifien, dont il se dit le premier serviteur, et fait la promesse de rétablir son État et de préserver ses coutumes. 

Le maintien de la souveraineté n’est pas qu’une façade. Elle donne naissance à de nouvelles catégories juridiques. Les dahirs (édits du sultan) et les décrets beylicaux, contresignés par les résidents généraux, explicitent un nouveau droit positif hiérarchisé entre lois et règlements, qui se substitue à la diversité des normes antérieures. Les sujets marocains et tunisiens jouissent par ailleurs d’une nationalité propre et ne sont pas soumis au droit métropolitain. Même si la souveraineté française s’impose progressivement, les monarchies restent organisées par les mêmes principes, une partie de la jurisprudence persiste dans le droit nouveau, et les acteurs locaux peuvent recourir à plusieurs ordres juridiques en fonction de leurs intérêts, par exemple dans la redéfinition du régime de la propriété.

Des administrations dédoublées

Au Maroc et en Tunisie, la France s’empare des rouages de monarchies anciennes, dont certains échappent à son contrôle. Elle crée aussi de nouvelles administrations et installe son armée et ses tribunaux, qui règlent les litiges impliquant ses propres citoyens. Pour les finances publiques, l’exploitation économique et le maintien de l’ordre, la puissance coloniale instaure de nouvelles directions qui ressortent juridiquement de la souveraineté marocaine ou tunisienne mais qui sont, en pratique, contrôlées par les Français.

Pour les autres domaines d’intervention de l’État, d’anciennes fonctions sont maintenues. Les pachas en ville et les caïds à la campagne sont chargés de la perception des impôts, de la police et de la justice pénale, sous la surveillance des contrôleurs civils français. La cour des souverains, le grand vizir au Maroc, le Premier ministre en Tunisie sont également soumis à un contrôle étroit. Toutefois, dans le choix du personnel ou dans les procédés administratifs, les Français perpétuent essentiellement les orientations de l’ancien régime.

Les juges musulmans (cadis), les professeurs des Grandes Mosquées-Universités, les administrateurs des fondations pieuses (les habous remplissant des missions de service public) travaillent sous l’œil d’un contrôle français plus lointain. Les serviteurs du bey et du sultan, toujours nommés par leurs maîtres, jouissent d’une autonomie relative et sont indispensables aux autorités coloniales dans leurs relations avec la population protégée. Elles ont toujours besoin d’eux pour compter, nommer et localiser les sujets marocains et tunisiens. 

Les monarchies maghrébines étaient animées, au xixe siècle, par un mouvement de réformes destinées, parmi d’autres objectifs, à professionnaliser l’administration. Ces efforts sont interrompus à la période coloniale : des ministres réformateurs se heurtent aux réticences des résidences générales, pour des motifs budgétaires, au moins jusqu’en 1945. La monarchie n’est pas, selon les Français, un instrument de réforme : dans l’entre-deux-guerres, ils concentrent leur énergie sur les administrations nouvelles, où ils souhaitent réunir des fonctionnaires marocains et tunisiens formés à la technique française. La mixité reste limitée dans l’administration coloniale, même si, en comparaison avec l’Algérie, les agents recrutés parmi les sujets protégés sont très nombreux. Ils représentent entre 30 et 40 % des effectifs en 1937, contre 12,8 % en Algérie.

Le protectorat retourné contre lui-même

Le protectorat offre deux armes originales aux acteurs marocains et tunisiens pour résister à la domination coloniale. Les partis nationalistes développent tout d’abord une « rhétorique des traités » : ils accusent le protectorat d’illégalité au regard du droit international. Les formations nationalistes (le Destour créé en 1920, le comité d’action marocaine puis Istiqlāl en 1934) et leurs leaders, comme Allal El Fassi, Mohamed Hassan Ouazzani ou Abdelaziz Thâalbi, reprochent au protectorat ses engagements non tenus : la co-souveraineté de fait avec la France viole la garantie de l’intégrité de la souveraineté locale et les réformes promises ne sont pas accomplies.

Loin d’être les spectateurs passifs d’une collaboration forcée, les souverains eux-mêmes trouvent plusieurs occasions pour manifester leur désaccord avec le protectorat : en Tunisie, Habib Bey menace d’abdiquer en 1922, Aḥmad II proteste, à partir de 1929, contre son enfermement à la cour et, au Maroc, Mohammed ben Youssef entame une grève du sceau en refusant de signer les textes législatifs, en 1951. Le protectorat doit parfois recourir à la force pour ramener les monarques à l’obéissance : le bey Moncef est déposé en 1943 et le sultan marocain en 1953.

Si, après l’indépendance de 1956, les rapports entre la France, le Maroc et la Tunisie sont plus apaisés que la relation franco-algérienne, le protectorat, contrat reposant sur un accord fictif, n’a pas empêché les luttes violentes pour parvenir à l’indépendance. Au long cours, les institutions du protectorat, au motif de les respecter, ont durci les « traditions » dans les deux pays, d’une manière parfois infidèle : séparation entre villes modernes et villes nouvelles, relégation de la langue arabe à l’enseignement musulman, cantonnement d’institutions religieuses, comme les habous, à des causes privées.

Citer cet article

Antoine Perrier , « Les protectorats d’Afrique du Nord », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 01/03/21 , consulté le 06/10/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21486

Bibliographie

Lewis, Mary D., Divided Rule : Sovereignty and Empire in French Tunisia, 1881-1938, Berkeley, University of California Press, 2013.

Julien, Charles-André, Le Maroc face aux impérialismes, Paris, Les éditions du Jaguar, 2011.

Mahjoubi, Ali, L’établissement du protectorat français en Tunisie, Tunis, Université de Tunis, 1977.

Perrier, Antoine, « Un protectorat provisoire pour toujours. Réforme des États et usages du temps politique chez les élites coloniales et makhzéniennes au Maroc et en Tunisie », Histoire@Politique, n° 39, septembre-décembre 2019, [en ligne]

Rivet, Daniel, Lyautey et l’institution du protectorat français au Maroc (1912-1925), Paris, L’Harmattan, 1988.

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