Un recours à des prestataires extérieurs : 16e-18e siècles
La prise de possession par étapes de l’archipel des Canaries par la Castille nourrit des razzias sur les côtes africaines proches, fournissant entre autres des captifs destinés aux besoins de l’Andalousie, des royaumes de Murcie et de Valence, et plus tardivement à l’exploitation des Canaries. Lorsque la monarchie portugaise se lance dans l’exploration des côtes atlantiques africaines en 1434, la tension ne fait que s’exacerber. En 1479, le traité d’Alcaçovas met fin aux prétentions castillanes et oblige à recourir aux services portugais. L’extension territoriale dans les îles caraïbes, suite à l’expédition de Christophe Colomb en 1492, pose vite la question des conditions humaines de la valorisation économique des Indes de Castille. L’effondrement démographique amérindien, sous le double effet du choc microbien et des excès du travail forcé imposé par les conquistadores, incite à l’introduction d’une main-d’œuvre servile africaine, dans une reproduction du système expérimenté à Madère, aux Açores et aux Canaries. Pour autant, le recours au travail forcé des « sujets libres » indiens reste, pendant presque trois siècles, la base du travail d’extraction des métaux précieux, cœur du système économique impérial, plaçant le recours aux esclaves comme une adjonction secondaire.
Dans un premier temps, des licences (autorisations) royales sont octroyées à des grands personnages qui sous-traitent les opérations à des marchands basés à Séville (ill. 1), dont de nombreux étrangers portugais, mais aussi génois ou florentins. Tous sont obligés de passer par les comptoirs portugais. Cependant, dans la seconde moitié du 16e siècle, les énormes besoins financiers de la première puissance européenne contraignent à passer de gros contrats de monopole, au sein d’une vive rivalité entre les grands marchands de Séville (1552, 1579) et leurs concurrents de la diaspora judéo-converse portugaise (1556). L’union des couronnes d’Espagne et du Portugal en 1582 place Philippe II à la tête du plus vaste empire colonial jamais connu, en associant plus étroitement les gestions, même s’il ne s’agit pas de fusion. Ce contexte favorise l’émergence d’une forme plus étendue d’asientos (contrats), presque tous souscrits de 1595 à 1640 par le réseau juif ou nouveau-chrétien séfarade portugais.
La guerre d’indépendance du Portugal (1640-1668) oblige à rechercher de nouveaux fournisseurs, les Néerlandais et ensuite les Anglais, même si cela pose un problème religieux à la monarchie catholique. Ce dualisme tactique favorise nettement la WIC (Compagnie des Indes occidentales) néerlandaise qui transforme l’île de Curaçao en plaque tournante de livraison à l’empire espagnol à travers Carthagène des Indes, Portobelo et La Vera Cruz, source d’une contrebande toujours plus intense, impliquant l’administration locale américaine, mais aussi Cadix, base technique du monopole. De nouveau, la crise financière de l’État impose le retour aux asientos après une phase de licences diversifiées. Les plus grands bénéficiaires en sont la WIC, mais aussi la Royal African Company anglaise à partir de ses relais à la Barbade et la Jamaïque.
L’arrivée des Bourbons sur le trône d’Espagne entraîne l’attribution du monopole de fourniture à la compagnie française de Guinée (27 août 1701), cause majeure du déclenchement de la guerre de Succession d’Espagne qui se termine en 1713 par une victoire anglaise dont les avantages sont concrétisés dans le traité d’Utrecht du 9 décembre – en particulier par le transfert, dans une formulation beaucoup plus avantageuse, au profit de la South Sea Company. Dans un premier temps, la monarchie se trouve contrainte aux concessions (1721), avant de prétendre dans les années 1730 à un renforcement du contrôle de la contrebande anglaise. Ce durcissement mène à la guerre maritime et coloniale de 1739 à 1750, terminée par un traité qui libère l’Espagne du contrat de monopole anglais, moyennant une indemnité.
En 1778, l’ouverture du commerce américain à treize ports espagnols métropolitains, mettant fin au monopole historique de Séville, puis de Cadix, et le transfert des îles de Fernando Po et Annobon de la souveraineté portugaise à celle d’Espagne, ouvrent la perspective d’une relance, contrariée par la guerre d’Indépendance américaine (1775-1783, avec entrée en guerre de l’Espagne en 1779). Cependant, la dépendance vis-à-vis des intérêts anglo-américains est grande, en même temps que les traitants brésiliens se livrent à une redoutable contrebande.
Une traite directe tardive, mais massive : le 19e siècle
Le décret royal du 28 février 1789 intègre la fourniture d’esclaves dans l’ensemble du commerce libéralisé, mais il reste difficile de se défaire de la dépendance étrangère. Les abolitions danoise, britannique (1807) et étatsunienne (1808), doublées du puissant engagement diplomatique et militaire de la Grande-Bretagne, redéfinissent profondément le contexte en faveur des entreprises espagnoles. Dans les années 1810, la marine espagnole a assuré 92 % des expéditions contre moins de 13 % pour la période 1790-1809 (ill. 2). Les traités d’abolition de la traite servile de 1817 et 1835 ont été largement contournés, le dernier n’étant validé aux Cortes (assemblées des États) qu’en 1845, sans pénalisation des acteurs. Les négociants de La Havane ont joué un rôle central dans le montage des opérations, en liens avec des partenaires de Cadix, Santander ou La Corogne, et principalement de Barcelone, mais aussi de Bahia au Brésil pour leur bonne connexion avec la baie du Bénin. On trouve des facteurs espagnols sur tous les grands secteurs de la traite illégale, principalement les Rivières du Sud, la Côte des Esclaves et la Côte d’Angole. Dans la première zone, la côte de Gallinas (Sierra Leone-Liberia) est quasiment devenue « un protectorat informel hispano-cubain », dominé par la haute figure de Pedro Blanco.
Cet engagement massif, à contre-courant des autres puissances européennes concernées, ne peut être compris qu’au sein d’un contexte dominé par trois grandes réalités : une résistance nationale face à l’impérialisme britannique, largement partagée par la France et le Portugal ; la perte progressive des territoires coloniaux dans les décennies 1810 et 1820 ; le recentrage sur Cuba, et secondairement Puerto Rico, dont les économies sont transformées par l’expansion de la grande plantation (ill. 3). Cuba devient ainsi le premier producteur mondial de café et de sucre dans la première moitié du 19e siècle. Le travail servile africain prend une place centrale qu’il n’a pas avant le dernier quart du 18e siècle. Vers 1770, les esclaves représentent moins de 35 % de la population de l’Amérique espagnole, contre des taux de 83 à 88 % dans les îles étrangères des Caraïbes. En 1774, on compte moins de 50 000 esclaves à Cuba. Ils sont environ 400 000 au milieu du 19e siècle. Restée seule après 1850, l’Espagne doit s’incliner en 1866. L’esclavage n’est supprimé qu’en 1873 à Puerto Rico et 1886 à Cuba, deux ans avant le Brésil. La grande majorité des élites économiques, sociales et politiques soutiennent cet engagement massif tardif, étant donné les profits dégagés tant pour l’investissement entrepreneurial que pour la fiscalité étatique. Dès 1811, le lobby cubain a eu raison du courant libéral abolitionniste minoritaire aux Cortes de Cadix. Ensuite, ce dernier se maintient dans quelques cercles, mais demeure inaudible dans la société espagnole.
L’Espagne ne développe pas de vision particulière de l’esclavage africain et son engagement dans la défense du catholicisme finit par se dissoudre dans les intérêts matérialistes impériaux. Toutefois, il favorise le recours aux services portugais, puis à ceux de leurs concurrents. Pendant presque trois siècles, l’esclavage africain n’est pas au cœur de l’exploitation impériale ; il ne le devient qu’à partir de la fin du 18e siècle et surtout de sa contraction drastique à la grande île de Cuba. C’est alors que l’Espagne devient une grande actrice dans la traite servile atlantique, principalement dans un cadre illégal selon les accords internationaux imposés par la Grande-Bretagne.