Dénoncer l’odieux trafic : l’émergence d’un discours abolitionniste sur la traite
Si l’idée de la traite et de l’esclavage d’êtres humains ne semble pas perturber la majorité des Européens, le réveil des esprits se fait graduellement au cours du 18e siècle, à l’époque où la Grande-Bretagne et la France profitent pleinement de ce commerce.
Plusieurs écrits à teneur moralisatrice paraissent au sein de cercles intellectuels et religieux, particulièrement en Grande-Bretagne, dans les années 1770-1780. Le moteur de ce réveil (awakening) est avant tout la conscience morale de ces auteurs, tous ralliés au christianisme évangélique, notamment parmi les Quakers, qui sont bouleversés par ce trafic d’êtres humains et par leur exploitation dans les colonies esclavagistes. Plusieurs auteurs, dont Anthony Bénézet, prêcheur protestant, Thomas Clarkson, alors aspirant prêtre anglican (ill. 1), et John Wesley, prédicateur méthodiste, contribuent par leurs écrits à dénoncer la traite, puis dans un deuxième temps, l’esclavage.
Abolir les lois sur la traite
Dans le monde anglophone, les premiers écrits abolitionnistes viennent des colonies de Nouvelle-Angleterre, et particulièrement d’auteurs chrétiens résidant chez les Quakers de Philadelphie. La circulation des premiers textes dénonçant la traite se fait donc au sein du réseau quaker transatlantique. Les écrits d’Anthony Bénézet sur le trafic d’esclaves réveillent les esprits de ses contemporains à Philadelphie, qui mettent un terme à l’achat d’esclaves au sein de leur communauté. Leur diffusion en Grande-Bretagne provoque un choc moral dans les cercles évangéliques anglais. John Wesley, prédicateur méthodiste gallois ayant vécu dans la colonie anglo-américaine de Géorgie, critique lui la décadence morale des sociétés esclavagistes et des économies européennes de la traite qui les soutiennent. Selon ces hommes, si le trafic odieux ne s’arrête pas, ces sociétés sont condamnées à la colère divine, et les acteurs de l’esclavage à la damnation.
Un des premiers mouvements abolitionnistes européens nait en Angleterre à l’initiative d’un groupe d’intellectuels chrétiens évangéliques. Ils sont tous convaincus qu’ils ont reçu une révélation : ils doivent mettre un terme à ce trafic d’êtres humains. En 1787, ils fondent la Society for Effecting the Abolition of the Slave Trade. Il s’agit de mettre sur pied une campagne politique, destinée au grand public, pour convaincre le Parlement d’interdire le trafic d’esclaves. La première démarche est d’amener les lecteurs de ces textes abolitionnistes à accepter l’idée que l’homme noir est lui aussi un être humain, doué de sentiments et de raison – un frère en quelque sorte. La Société publie des textes et des images dénonçant la cruauté du trafic d’esclaves, la violence du passage du milieu (Middle Passage) (ill. 2) et de la vie sur les plantations. Les méchants (villains) sont dénoncés, et les propriétaires d’esclaves comme les capitaines des navires sont désormais mis en accusation. Les témoignages de ceux qui participent à ce trafic sont rares, mais en Angleterre, Thomas Clarkson se charge de recueillir quelques récits de marins, de chirurgiens ou de capitaine de navires ayant renoncé à leurs anciennes carrières, après avoir eux aussi reçu une révélation.
Mobiliser les cercles intellectuels, religieux, parlementaires et le grand public
La Société cherche à persuader les parlementaires qu’il faut réformer la loi, interdire la traite des esclaves et arrêter de protéger les navires de traite. En France, la Société des Amis des Noirs fait de même. L’objectif est d’abord de sensibiliser les parlementaires, puis le grand public. En Angleterre, les abolitionnistes ont des relais importants au Parlement : William Wilberforce prononce ainsi un long discours devant la Chambre des Communes en avril 1791. Il faut également convaincre le grand public, qui peut signer des pétitions populaires adressées aux parlementaires.
Un premier temps de campagne s’organise à la fin des années 1780. Il est d’abord focalisé sur la traite, en espérant que la source d’approvisionnement en main-d’œuvre se tarisse, et que le modèle économique de l’esclavage s’arrête progressivement. Les abolitionnistes français comme britanniques doivent alors faire face à un puissant réseau de planteurs et de marchands, un lobby politique et financier, souvent protégés par l’aristocratie, qui font eux aussi campagne en sens inverse.
Les deux sociétés abolitionnistes anglaise et française sont en contact. Thomas Clarkson, à la veille de la Révolution française, fait le déplacement à Paris et présente à la Société des Amis des Noirs la manière dont il a organisé la campagne populaire en Grande-Bretagne. Il imagine alors créer un mouvement abolitionniste franco-anglais qui tourne court au moment de la Révolution française. La révolte des esclaves de Saint-Domingue, débutée en août 1791, marque un coup d’arrêt à la campagne contre la traite. Les abolitionnistes, de part et d’autre de la Manche, sont alors jugés en partie responsables de l’insurrection : ils auraient incité les populations mises en esclavage à se rebeller.
Pourtant, la traite est abolie dans plusieurs pays au début du 19esiècle. Il faut donc déconnecter l’impact de la campagne abolitioniste sur les esprits du vote final de lois mettant fin à la traite (dans la jeune République américaine en 1787, dans l’empire britannique en 1807, ou dans l’empire français en 1815). La fin de la traite résulte en fait davantage de nouvelles stratégies économiques, nées de la compétition commerciale entre empires.
Repartir en campagne contre l’esclavage
Contrairement à ce qu’imaginaient les abolitionnistes britanniques au début de leur campagne, la fin de la traite dans les colonies sucrières européennes ne mène pas au déclin de l’esclavage. Au début du 19e siècle, le modèle économique des sociétés esclavagistes est florissant, permettant aux planteurs d’engranger des richesses dans les plantations, dans l’océan Atlantique, sur le continent américain ou dans l’océan Indien. Les discours chrétiens ou la philosophie des droits de l’homme dénonçant la traite et l’esclavage, qui avaient réveillé les abolitionnistes de la fin du 18e siècle, semblent oubliés.
Un deuxième mouvement abolitionniste, transatlantique, prend progressivement forme, dans les années 1820-1830, parmi les réseaux chrétiens évangéliques, entre Nouvelle-Angleterre et Grande-Bretagne, à l’initiative de quelques figures bien connues de l’abolitionnisme (Thomas Clarkson, William Wilberforce) et de nouveaux venus comme l’américain William Lloyd Garrison. À ces hommes, s’ajoutent des femmes, souvent décrites comme « auxiliaires » dans les nouveaux mouvements abolitionnistes, et des anciens esclaves émancipés, comme Frederick Douglass, prenant en main le sort de leurs pairs et leur destin collectif dans ces sociétés racisées.
Comme dans le cadre de la première campagne, il s’agit de convaincre les parlementaires (à Westminster, au Congrès américain, à l’Assemblée en France) de mettre un terme à l’esclavage par la loi. Il faut s’attaquer ici à la propriété, un droit sacré dans la loi anglo-saxonne. Dans les campagnes contre l’esclavage que lancent ces sociétés abolitionnistes, pour obtenir la signature de pétitions, il faut convaincre à nouveau que l’homme noir est un frère doté de sentiments (ill. 3 et 4), et que le planteur est un monstre dont les violences seront punies par le divin. À travers textes et images représentant les vies de misère des esclaves sur les plantations, le grand public se rallie à nouveau à la cause abolitionniste dans le monde anglophone. Les sociétés abolitionnistes créent même un mouvement international à partir des années 1840.
Mais là encore, ces campagnes n’apparaissent pas aussi déterminantes. En effet, le vote qui abolit l’esclavage dans l’empire britannique en 1834, comme l’abolition de l’esclavage en 1863 aux États-Unis, ne semblent pas être connectés à une démarche sentimentale ou humaniste, mais davantage à un contexte économique qui ne conçoit plus le modèle esclavagiste de la plantation comme rentable. Il est d’ailleurs rapidement remplacé par le système de l’engagisme, recrutant la main-d’œuvre dans les colonies asiatiques britanniques pour travailler sur les plantations des empires européens.