Les débuts de la traite
Les circuits de la traite européenne sont définis par les Portugais au 16e siècle avec la « découverte » des Caraïbes en 1492 et celle du Brésil en 1500. Ils débarquent à Ceuta au nord du Maroc en 1415 et longent, année après année, les côtes occidentales d’Afrique jusqu’au Cap de Bonne Espérance, atteint en 1488 et franchi en 1498. Ils apportent des marchandises alléchantes inconnues jusqu’alors en Afrique : tissus, « pacotilles » diverses (miroirs, couteaux, etc.) mais aussi « fusils de traite » et alcools. Ils cherchent en échange à obtenir de l’or, dont ils ont appris depuis l’Atlas catalan de 1375 qu’il arrive non pas d’Afrique du nord, mais par les pistes transsahariennes du sud du Sahara. La première traite fut une traite côtière africaine : installés sur la côte proche du royaume Kongo (Angola intérieur) à partir des années 1480, les Portugais s’y fournissent en esclaves qu’ils utilisent, d’une part, pour répondre à la demande de la côte de l’or (actuelle côte du Ghana) mais aussi pour créer au fond du golfe du Bénin, dans l’île de Saõ Tomé, les premières plantations esclavagistes de canne à sucre, importée de l’Inde et de l’Égypte.
La culture de la canne à sucre exige une très importante main-d’œuvre. Apportés des côtes d’Afrique équatoriale, les esclaves, bien plus nombreux que les planteurs sur l’île, se révoltent dès le milieu du 16e siècle sous la conduite d’un chef, Amador. Les plantations sont incendiées et l’île mise à feu et à sang. Les planteurs épouvantés démontent leurs moulins à sucre et les emmènent avec leurs esclaves au Brésil récemment « découvert ». Ainsi commence l’expansion phénoménale des plantations esclavagistes du Brésil, passées au 17e siècle aux Antilles. L’île française de Saint-Domingue devient au siècle suivant la principale productrice de canne, jusqu’à ce que l’insurrection des esclaves de l’île, entamée en 1791, n’aboutisse en 1804 à la création d’Haïti, premier État indépendant noir hors Afrique. Néanmoins, dans les autres Caraïbes, cette culture devenue dominante démultiplie les importations et donc les captures d’esclaves africains.
L’essor de la traite interne
Les relations entre Africains et Européens avaient été cordiales au début de la traite. Sur la côte Atlantique, les chefferies jusqu’alors ouvertes au commerce se transforment en entrepôts d’esclaves fournis par les razzias systématiques qu’elles font pratiquer dans l’arrière-pays : Fanti de la côte de l’or, ports comme Douala au Cameroun ou Loango sur la rive droite du fleuve Congo (ill. 1-3). De proche en proche, la traite africaine gangrène les routes et les royaumes intérieurs, y compris au cœur de l’Afrique équatoriale et sur la côte mozambicaine. Certains petits royaumes sur les côtes et dans l’arrière-pays en tirent avantage, et combinent un système politique et économique adapté aux circonstances. En saison sèche, ils emmènent leurs soldats conquérir ailleurs des esclaves qu’ils vendent aux Européens : Britanniques et Français en Afrique de l’ouest, Portugais et Brésiliens en Afrique équatoriale et sur la côte mozambicaine. En saison humide, les paysans reviennent cultiver les champs. Au 19e siècle, les matières premières oléagineuses sont réclamées par les Occidentaux, et cette complémentarité accroît leur richesse. Ces royaumes connaissent leur essor à partir de la fin du 17e siècle, et au siècle suivant jusque dans la première moitié du 19e, c’est-à-dire selon une chronologie démarquée de la genèse, de l’essor et du déclin de la traite atlantique. Il s’agit entre autres des royaumes d’Abomey (ou du Dahomey, actuel Bénin) et, dans l’arrière-pays, de l’empire Ashanti autour de sa capitale Koumassi (actuel Ghana) qui combine la traite vers le sud au commerce des noix de palme vers le Sahel. Un peu partout à l’intérieur, la prise d’esclaves se développe en raison de la demande toujours croissante. Un processus analogue se développe – surtout au 19e siècle – sur la côte orientale où le sultan de Zanzibar et les chefs swahili, qui en dépendent plus ou moins, répondent à la demande dans l’océan Indien et au-delà. Les Swahili créent aussi des plantations esclavagistes tout le long de la côte, approvisionnées par des caravanes qui razzient l’arrière-pays.
La chasse aux esclaves se pratique de différentes manières, soit à l’occasion de guerres internes, soit par simple brigandage, où des marchands d’esclaves africains s’emparent d’hommes, de femmes et d’enfants plus ou moins isolés travaillant aux champs, revendus de proche en proche à des caravanes de plus en plus fournies d’esclaves enchaînés. Ils aboutissent entassés dans les baraquements – dits barracons – de la côte ou les forts de commerce construits par les Européens. Ils sont parqués en attente des navires de traite qui viennent en prendre livraison. Au début du 19e siècle, les réseaux de traite interne traversent le continent de part en part.
Le paradoxe est qu’au 19e siècle, l’abolition progressive de la traite atlantique par les puissances européennes provoque l’intensification de la traite et de l’esclavage africains. Les réseaux bien installés à l’intérieur ne trouvent plus preneurs sur l’océan. Des « stocks d’esclaves » invendus s’accumulent, incitant les pouvoirs africains en place à s’adapter de deux façons. La première est la mise au travail des esclaves pour la production interne des matières premières réclamées par la révolution industrielle occidentale (huiles d’arachides et noix de palme, sisal, etc.) : sud du Nigeria actuel dès le début du 19e siècle, royaume du Dahomey à partir des années 1830. L’autre issue est d’en faire des soldats pour les conquêtes africaines impériales qui se développent au même moment : jihads (guerres saintes) dans l’ouest africain d’Ousman dan Fodio jusqu’en 1810, de El Hadj Omar un peu plus tard, de Samori ensuite. C’est aussi le cas d’empires esclavagistes non religieux qui prennent forme en Afrique orientale, comme celui dirigé par Rabah, un ancien esclave formé en Égypte qui s'avance jusqu’au Bornou à l’ouest du lac Tchad dans la deuxième moitié du 19e siècle. Ce sont ces empires qui résistent le plus longtemps aux conquêtes coloniales de la fin du siècle. Leur approvisionnement en fusils de traite est décuplé par le déclin de la traite atlantique. Compte tenu des progrès militaires européens, le matériel obsolète des armées est périodiquement remplacé, et certains centres métallurgiques, comme Liège en Belgique, se spécialisent dans la transformation des fusils en « fusils de traite », moins efficaces. Ils sont écoulés en Méditerranée où l’ouverture du canal de Suez en 1869 facilite leur passage par la mer Rouge. Dans le dernier tiers du 19e siècle, le trafic d’esclaves redouble d’intensité à partir du sultanat de Zanzibar. Dominant l’ensemble de la côte orientale africaine, il est devenu un pôle majeur du trafic d’esclaves, plus ou moins lié aussi aux activités de contrebande des îles britannique et française (La Réunion et l’île Maurice). Un des derniers grands marchands d’esclaves fut le Swahili dit Tippu Tip qui négocia avec le sultan et avec les Belges, et mourut à Zanzibar en 1904 (ill. 4).
La fin de la traite
Le résultat est paradoxal : au fur et à mesure que l’esclavage est aboli aux Amériques au fil du 19e siècle (1835, 1848, 1863, 1880, 1888), il devient de plus en plus massif en Afrique. Plus encore, ce système esclavagiste africain est devenu rentable pour les Européens qui ont désormais besoin de matières premières tropicales consommées par l’industrie : oléagineux tropicaux, produits de la chasse (ivoire), caoutchouc à partir des années 1880, tous produits par une main-d’œuvre africaine plus ou moins réduite en esclavage, comme le coton du sud des États-Unis l’avait été dans les plantations esclavagistes de la première moitié du 19e siècle. Autrement dit, en Afrique, le mode de production esclavagiste sous contrôle africain continue à approvisionner l’essor du capitalisme occidental. C’est le régime colonial, instauré tardivement, à la toute fin du 19e siècle, qui met progressivement fin aux pratiques serviles « coutumières » (guère avant la Première Guerre mondiale) pour le remplacer par une autre forme de travail contraint, dit « travail forcé ».