Depuis 1912, le régime de protectorat place la monarchie marocaine sous la double tutelle de la France mais également de l’Espagne qui étend son emprise sur la région montagneuse du Rif, au nord du Maroc. Contestant l’occupation militaire et l’exploitation des ressources minières par l’Espagne, les combattants rifains infligent une défaite humiliante à l’armée espagnole lors de la bataille d’Anoual (22 juillet-9 août 1921) qui marque le commencement de cinq années de guerre. Après l’incursion des combattants rifains dans la zone française du protectorat en 1925, le mouvement de résistance armée dirigé par Mohammed ben Abdelkrim Al-Khattabi affronte également l’armée française qui coordonne ses forces avec l’armée espagnole jusqu’à la reddition du chef rifain en 1926. Ni guerre de « conquête », ni simple opération de « maintien de l’ordre », la guerre du Rif échappe à la définition classique des guerres coloniales par les moyens matériels mis en œuvre et par son écho international durant l’entre-deux-guerres.
Guerre coloniale ou guerre européenne ?
La guerre du Rif oppose deux camps dont les ressources politiques, financières et militaires sont difficilement comparables. Cette dissymétrie est compensée, du côté rifain, par l’usage de la guérilla, appuyée sur la connaissance d’un territoire difficilement accessible. En réaction, les armées espagnoles et françaises mènent une guerre contre-insurrectionnelle fondée sur le renseignement politique et le déploiement des colonnes légères, suivant une méthode de « pacification » courante durant les guerres coloniales depuis la fin du xixe siècle et dont l’objectif consiste moins à remporter une victoire décisive qu’à occuper durablement un territoire. À ce mode d’affrontement, il faut ajouter l’extraordinaire capacité d’organisation des armées rifaines qui vient bousculer la stratégie et la tactique des armées coloniales. Au lendemain de la bataille d’Anoual et après le versement d’une forte rançon en échange de prisonniers espagnols, les Rifains acquièrent un important matériel de guerre et forment une armée régulière de plusieurs milliers de combattants entraînés par des instructeurs expérimentés dont certains ont déserté les armées européennes. L’unité du commandement, le maniement de l’artillerie, les réseaux de tranchées et les liaisons téléphoniques déployés par l’armée rifaine impressionnent fortement les états-majors européens. En réaction, l’armée espagnole, humiliée par ses nombreuses défaites, exerce une véritable terreur sur les populations rifaines par des bombardement aériens massifs et l’usage du gaz moutarde (ypérite). À partir de 1925, l’armée française conduite par Philippe Pétain applique au Rif les leçons de la guerre européenne par le recours à l’artillerie lourde, aux chars et à l’aviation. Les deux armées coordonnent leurs forces dans certaines opérations militaires de grande ampleur dignes des théâtres d’opérations de la Première Guerre mondiale, à l’image du débarquement aéronaval d’Al-Hoceima (8 septembre 1925). Dans les derniers mois de la guerre, ce déploiement de matériel condamne le mouvement rifain à la défaite.
Guerre coloniale ou guerre d’indépendance ?
La guerre du Rif s’inscrit dans la longue durée des guerres coloniales au Maroc opposant, entre les années 1900 et les années 1930, les armées européennes aux confédérations tribales, chefs de guerre et prétendants au trône du sultan. Elle s’en distingue cependant par la nature du mouvement de résistance dirigé par Mohammed ben Abdelkrim Al-Khattabi, lequel parvient à réunir les tribus rifaines sous la bannière d’un État levant l’impôt et imposant la conscription. Cette centralisation politique vise l’efficacité du commandement armé mais elle permet également aux dirigeants rifains d’appuyer la légitimité de leur combat sur le principe wilsonien de la souveraineté des peuples et de défendre ainsi leur cause à la Société des Nations. Mohammed ben Abdelkrim Al-Khattabi mène ce combat à l’échelle internationale, profitant du soutien anticolonial des partis communistes et se présentant à la presse anglophone sous les dehors d’un chef d’État modernisateur jusqu’à faire la une du Time Magazine le 17 août 1925. L’action de l’État rifain qui revendique à l’occasion le titre de République (dawlat al-jumhūriyya al-rīfiyya) trouve un véritable écho au Maghreb et au Moyen-Orient à la suite d’autres mouvements de résistance armée aux impérialismes européens : de la révolution kémaliste aux débuts des années 1920 à la révolte druze en Syrie en passant par les résistances à l’occupation italienne en Tripolitaine et Cyrénaïque. Mais c’est sans doute le caractère révolutionnaire du mouvement rifain, usant d’une propagande nationale et religieuse pour mobiliser sa population et transformer la société rifaine, qui a le plus marqué les futurs chefs militaires des luttes anti-impérialistes, d’Hô Chi Minh à Che Guevara. Pour la même raison, la réaction des armées espagnoles et françaises vis-à-vis des populations rifaines, alliant contre-propagande et action psychologique, annonce par certains aspects la doctrine de la guerre révolutionnaire adoptée par l’armée française durant les guerres d’indépendance d’Indochine et d’Algérie.
Guerre coloniale et guerre marocaine
Au Maroc comme ailleurs, les guerres coloniales ne sont pas réductibles à l’opposition entre des soldats étrangers, venus en conquérants, et des soldats indigènes défendant leurs territoires. Bien souvent, l’occupation militaire est assurée par des soldats recrutés localement sous l’uniforme des armées coloniales. C’est le cas durant la guerre du Rif où une grande partie des armées espagnoles et françaises est composée de soldats marocains servant dans les Fuerzas regulares indigenas, les goums et les spahis. De même, les populations marocaines ne présentent pas un front de résistance uni face aux armées européennes et certaines régions échappent encore à l’emprise du sultan en défendant une autonomie relative entre allégeances, négociations politiques et dissidence armée. C’est le cas dans le Rif, fortement agité dans les années 1900 par la rébellion du prétendant au trône, Rogui Bou H’mara. À ce titre, le sultan Moulay Youssef, maintenu sous la tutelle française dans le cadre du protectorat, condamne officiellement le chef rifain considéré comme un nouveau prétendant. Enfin, Abdelkrim est lui-même contesté par d’autres figures politiques dans le Rif – tel le chérif Raïssouni dirigeant certaines tribus Jbala – et l’État rifain doit régulièrement utiliser la menace et la coercition contre les caïds et tribus récalcitrantes. Dans les derniers mois de la guerre, la désagrégation du mouvement rifain s’opère aux marges du noyau dur formé par la tribu d’Abdelkrim (Beni Ouriaghel), une grande partie des notables rifains se ralliant aux puissances espagnoles et françaises. En cela, la guerre du Rif est également une guerre marocaine qui voit le sultan, mis sous tutelle par les puissances coloniales, contester un mouvement rifain lui-même divisé et menacé par des intérêts politiques contradictoires.