Une révolte organisée ?
Comment la révolte d’août 1791 a-t-elle pris une telle ampleur ? L’absence de cohésion des maîtres en est l’explication principale. En effet, depuis le début de la Révolution française, les Blancs de Saint-Domingue sont divisés en deux factions, chacune reprochant à l’autre le crime absolu : celui d’armer les esclaves. Les « patriotes », favorables aux idées révolutionnaires, sont accusés par les « royalistes » d’avoir incité les esclaves à la révolte par leurs discours incendiaires, afin de détruire la force économique de leurs adversaires. De nombreux témoignages soulignent à l’inverse le double jeu des royalistes : désireux d’utiliser la révolte des ateliers pour faire valoir la nécessité d’un rétablissement de l’ordre, ils en auraient rapidement perdu le contrôle, tout en continuant à manipuler les chefs de l’insurrection. Ces derniers se disent d’ailleurs respectueux de l’autorité monarchique et de la religion catholique.
Des liens de patronage et de clientèle existent entre les familles créoles blanches et les noirs libres (affranchis), qui exercent une grande autorité sur les esclaves. Plus fragiles en revanche sont les relations entre les Blancs et les propriétaires mulâtres (nés de l’union d’un homme blanc et d’une femme esclave). Ces derniers sont partagés entre la haine des Blancs, qui les rejettent, et la crainte d’une atteinte à leurs biens. Ce n’est sans doute pas un hasard si la mise à mort par les autorités coloniales du Cap de Vincent Ogé, un riche mulâtre qui avait pris les armes pour défendre les droits des libres de couleur, fut le catalyseur de la généralisation des troubles, quelques mois plus tard. Le soulèvement d’août 1791 éclate d’ailleurs dans une paroisse voisine de celle de Vincent Ogé.
L’organisation et les divisions internes à la société antillaise expliquent la révolte de 1791, bien plus que l’existence d’une conjuration secrète : c’est une révolte de masse, encadrée par des « nègres à talents » (esclaves qui exerçaient des métiers spécialisés : cochers, contremaîtres, artisans, conducteurs de troupeaux). Leur proximité avec le monde des Blancs les avait amenés à en connaître à la fois les divisions profondes, et les idées qui l’agitaient (les droits de l’homme, l’égalité, la philanthropie). La révolte, brutale mais coordonnée, de la nuit du 22 au 23 août 1791, ne peut se transformer en insurrection que parce que les chefs insurgés ont su trouver relais et complicités dans le monde des maîtres. Ils sont ainsi soutenus par des prêtres catholiques, des libres de couleur, opposés aux autorités de la colonie, des aventuriers pour qui le chaos est synonyme de profits et des chefs de faction qui veulent la ruine de leurs adversaires politiques.
Divisions parmi les chefs
Si l’existence d’une concertation entre les dirigeants de la révolte est un fait établi, ses modalités demeurent mal connues. Le personnage de Boukman, qui fit un discours appelant aux armes, est encore bien mystérieux. Il sera arrêté peu après la révolte, et sa tête, fichée sur un pieu, exposée au Cap. La transition de la révolte à l’insurrection est principalement coordonnée par Jean-François Papillon (noir créole, cocher, puis fugitif marron), qui agit conformément aux pratiques des bandes de marrons (esclaves fugitifs). Il envoie une lettre à l’assemblée coloniale pour lui proposer une amnistie de tous les esclaves révoltés, la liberté pour cinquante de leurs chefs et 400 officiers, l’abolition des peines du fouet et du cachot. En échange, il s’engage à user de son influence pour convaincre les insurgés restés sous son autorité de regagner les ateliers. Biassou et Jeannot, ses adjoints, beaucoup moins conciliants, se montrent plus enclins à couper les ponts entre les insurgés et les autorités coloniales, d’où les nombreuses atrocités dont ils se rendent coupables envers les prisonniers, ce que ne vont pas tarder à leur reprocher Jean-François, et surtout son adjoint Toussaint-Louverture, un noir libre qui a rejoint les camps insurgés en novembre 1791. Biassou, puis Jeannot, sont exécutés.
D’août à novembre 1791, les territoires contrôlés par les insurgés s’étendent. La révolte naît dans la plaine du Cap mais la zone contrôlée par les insurgés s’étend progressivement vers les régions montagneuses à l’est, et la frontière avec la colonie espagnole : de là arrivent vivres et munitions, que les insurgés échangent contre les produits du pillage des Habitations.
Entre novembre 1791 et novembre 1792, la défense et l’administration de ces territoires autonomes s’organisent. Sur le plan tactique, les esclaves insurgés forment une armée nombreuse et aguerrie qui fait l’apprentissage de la manœuvre militaire et de la discipline. Bon nombre d’insurgés sont nés en Afrique, où la majorité d’entre eux ont été réduits en esclavage en tant que captifs de guerre. Ils possèdent donc une expérience du combat : ce sont des guerriers familiarisés avec les techniques militaires modernes, le maniement des armes à feu et la cavalerie, ce que ne soupçonnaient pas ceux qui les ont achetés à leur arrivée aux Antilles.
Des négociations s’ouvrent avec les autorités coloniales, par la médiation de plusieurs prêtres catholiques, dont l’abbé Delahaye, curé de la paroisse du Dondon, que les insurgés désignent comme leur intermédiaire. En échange d’un retour au statu quo, ils réclament l’octroi de libertés partielles (c’est-à-dire l’affranchissement de certains d’entre eux) ainsi qu’une réforme générale comprenant l’octroi de trois jours de liberté par semaine pour les esclaves. Les insurgés tentent également d’exploiter les dissensions entre les différentes factions politiques de la colonie pour remplir des fonctions dans la milice et la maréchaussée, ainsi que des emplois dans l’administration. Tout au long de cette phase de consolidation, l’influence et le pouvoir de Toussaint-Louverture grandissent.
De la révolte locale à la liberté générale
Le « réduit » insurgé consolidé est protégé par des camps édifiés sous l’Ancien Régime, tandis que les anciennes Habitations sont occupées et fortifiées. À partir de novembre 1792, des opérations de contre-insurrection conduites à partir du Cap par le général Laveaux permettent de réoccuper les principales positions des « brigands », nom donné par les autorités coloniales aux esclaves révoltés. Laveaux organise des marches et des contremarches pour habituer les soldats au climat et surtout pour les extraire des casernes urbaines, où ils sont soumis à la propagande des « pompons rouges » (partisans de l’autonomie de l’île par rapport à la métropole) et des « pompons blancs » (loyalistes favorables aux institutions établies). Il faut également gagner les populations des bourgs reconquis et enrôler dans les troupes régulières une partie significative des insurgés. Ces derniers, acculés, se réfugient dans la partie espagnole de l’île, surtout après l’entrée en guerre de l’Espagne contre la France en février 1793 (date à partir de laquelle ils sont soldés par le roi d’Espagne).
Une nouvelle période commence alors, durant laquelle les révoltes d’esclaves touchent surtout le Sud (les esclaves tiennent pendant plusieurs mois les hauteurs des Platons, au-dessus de la ville de Cayes) et l’ouest de la colonie de Saint-Domingue (région du Port-au-Prince). On trouve dans ces soulèvements des similitudes avec la révolte d’août 1791 : l’importance de la rumeur, l’utilisation de rites d’initiation empruntés aux cultures africaines, le rôle de la musique, l’indétermination des objectifs et des revendications.
Ces révoltes mettent les autorités coloniales sous pression, et familiarisent les cultivateurs, ex-esclaves, avec le maniement des armes. Dès lors, la voie qui va conduire à l’abolition de l’esclavage dans la colonie en août 1793 est ouverte.