La première colonie du Reich allemand
En 1883, la première tentative d’implantation allemande est lancée dans les territoires hereros, au nord de la zone coloniale du Cap. Des cultivateurs s’installent, et un premier contrat d’achat de terres est signé par le commerçant brêmois Adolf Lüderitz. La zone est bientôt reconnue comme un protectorat officiel (Schutzgebiet) de l’Empire allemand.
Ces territoires ne sont bien évidemment en aucune façon des terres vierges. Plusieurs peuples y vivent, notamment les Hereros – dont la langue appartient à la famille des langues bantous – et les Namas, au sud, qui parlent une langue khoïsan. À la faveur des profonds bouleversements initiés par les premières missions chrétiennes (1806) et face au poids grandissant de la colonie voisine du Cap, les Hereros décident de revendiquer leur pouvoir sur leurs terres en 1874 : les chefs hereros prennent position collectivement, en expliquant qu’avec les gigantesques troupeaux en leur possession – leur peuple vivait avant tout de l’activité pastorale – et face aux pénuries d’eau récurrentes à la saison sèche, ils ne possédaient « pas de terres libres disponibles, qu’[ils] pourr[aient] accorder à telle ou telle Nation ».
Dix ans plus tard, face à l’arrivée de colons allemands toujours plus nombreux, Samuel Maharero – considéré comme le chef des Hereros – réaffirme les droits de son peuple et proteste contre la vente de parcelles ou de minéraux.
Le contrôle de l’Allemagne sur le territoire se renforce cependant : le commissaire civil Heinrich Göring, père d’Hermann Göring, s’installe en 1885 pour cinq ans. De plus, en 1897, la peste bovine tue plus de 80 % des troupeaux hereros, une catastrophe qui contraint de nombreux pasteurs à travailler comme journaliers dans les fermes allemandes.
Le premier génocide du xxe siècle
Dans la colonie, qui porte désormais le nom de Sud-Ouest africain allemand (Deutsche Südwestafrika), le conflit ouvert débute en janvier 1904 avec le soulèvement armé des Hereros. Dans le Journal colonial allemand (Deutsche kolonialzeitung) du 28 janvier, un auteur se félicite des réactions de soutien qu’il peut lire dans les nouvelles anglaises : cette unité « des puissances européennes occupées à la mise en valeur de l’Afrique », montre qu’il sera possible face aux rebellions, de « contenir les indigènes » et de « gagner durablement l’Afrique à la culture ».
« Contenir les indigènes » ? Ce projet aboutit directement, par la guerre, à l’extermination totale du peuple herero et au premier génocide du xxe siècle. Face aux difficultés rencontrées par le gouverneur civil, jugé trop faible, le Reich allemand envoie le général Lothar von Trotha, déjà connu pour la violence qu’il a exercée dans d’autres colonies allemandes. La bataille de Waterberg, le 11 août 1904, est décisive. Les Allemands encerclent les Hereros. Bloqués dans la steppe de Omaheke, les Hereros – femmes et enfants – meurent de soif.
Le 2 octobre 1904, von Trotha diffuse un ordre, connu par la suite sous le nom d’« ordre d’extermination » : « Le peuple des Hereros […] doit quitter le pays. S’il ne le fait pas, je l’y contraindrai par la force du canon. À l’intérieur des frontières allemandes, tout Herero, avec ou sans arme, avec ou sans bêtes, sera abattu, je ne recueillerai plus les femmes et les enfants mais les renverrai à leur peuple ou leur ferai tirer dessus. » Von Trotha n’hésite pas à faire empoisonner les puits.
Les combats se poursuivent et incitent les Namas à se rebeller à leur tour, sous la houlette de Hendrik Witbooi. Ils subiront le même sort que les Hereros. On estime que 80 % des Hereros et 50 % des Namas ont été assassinés par les Allemands.
En métropole, cette guerre coloniale aboutit à une crise politique : les membres du SPD et du parti catholique refusent de voter les crédits pour cette guerre coloniale. Il s’agit certes d’affirmer le pouvoir du Reichstag au sein d’une constitution impériale où il en a peu. Mais les arguments du député Matthias Erzberger, le 30 novembre 1906, portent : la mission d’un vrai peuple chrétien est d’assurer, dit-il, la protection des peuples indigènes. Aucune puissance ne restera impunie si elle méprise les droits naturels d’un autre peuple. Son parti rejettera toute décision qui ira « contre l’existence des indigènes ». Le Reichstag est dissous ; le nouveau scrutin porte le nom d’« élections hottentotes », la manière dont sont désignés, à tort, les Namas.
Peu importe que le SPD remporte une grande victoire en nombre de voix ; en nombre de sièges, le « Bülow-Block » – du nom du chancelier du Reich – renforce sa position, et vote les crédits pour la guerre coloniale. Durant toute la campagne électorale, il qualifie les deux partis opposants d’ennemis de la colonisation et de traîtres à la patrie.
Une « voie particulière » allemande ?
Le massacre des Hereros et des Namas est considéré, depuis peu, comme le premier génocide du xxe siècle, avant même celui des Arméniens. On y retrouve d’ailleurs un des tristes modus operandi du génocide de 1915 : les longues marches dans le désert qui conduisent à la mort d’une population entière. Femmes et enfants sont exterminés par les militaires allemands, dans une entreprise coordonnée ; l’ordre sans équivoque de Von Trotha ne laisse pas planer le doute sur l’objectif final de cette politique coloniale : la disparition totale des Hereros.
Notre compréhension du massacre des Hereros et des Namas est évidemment informée par notre connaissance du génocide des populations juives européennes : on retrouve en effet de nombreux aspects bien documentés de la « Solution finale de la question juive » dans la politique coloniale allemande. Les mots mêmes frappent : en effet, après avoir exterminé la grande majorité des Hereros, les autorités coloniales enferment les survivants dans des « camps de concentration ». Le terme est utilisé en 1905. Contrairement à d’autres formes déjà existantes de ce genre de camps à Cuba ou dans l’Empire britannique, les Allemands y expérimentent le travail forcé, voire ce que les nazis appellent l’« extermination par le travail ». Dans ces camps – notamment ceux de Swakopmund ou de l’île aux Requins – le taux de mortalité est inégalé : sur 4 000 hommes et 10 000 femmes et enfants internés, près de 7 862 meurent entre 1904 et 1907, soit plus de 50 %.
C’est avec le renouveau de l’intérêt de l’Allemagne pour son passé colonial, un renouveau d’autant plus récent que le traité de Versailles avait enlevé à l’Allemagne toutes ses colonies, qu’ont été remis en lumière ces massacres. Leur étude a relancé, à contretemps, l’idée d’un Sonderweg allemand, une « voie particulière », qui expliquerait comment l’histoire allemande aurait abouti à Auschwitz. À partir du livre essentiel de Sven Lindqvist, Exterminez toutes ces brutes ! (1992) et surtout des travaux de J. Zimmerer, la question de la violence coloniale comme modèle de la violence nazie a été posée ; une question qu’Enzo Traverso a également soulevée. Du point de vue de l’histoire des idées, les filiations et les ressemblances sont évidemment frappantes, que ce soit dans la perception d’un « espace vital » à conquérir, ou, plus largement, d’une vision raciste, raciale et darwiniste des faits sociaux, une « biologisation du politique » qui touche, d’ailleurs, aussi bien l’Europe que l’Allemagne. De même, du point de vue des pratiques, des technologies de mort, les parallèles sont multiples.
Cependant, on peut estimer qu’il manque une réelle histoire culturelle de la transmission de la pensée coloniale, et surtout, une histoire sociale des acteurs des crimes, pour affiner ce qui, malgré tout, semble une évidence. Nous manquerait-il, comme le dit Sven Lindqvist, le courage d’étudier ce que nous savons ?