La nouvelle géopolitique habsbourgeoise (années 1710-1720)
Le début du xviiie siècle représente une période d’importantes reconfigurations spatiales pour la monarchie des Habsbourg d’Autriche. En 1701, ses principales possessions sont l’archiduché d’Autriche lui-même, ainsi que les royaumes de Bohême et de Hongrie. Ces territoires sont tous imbriqués dans le Saint-Empire romain germanique : un ensemble politique composé de plus de 300 principautés, placées sous la houlette d’une unique personne – l’empereur – et liées entre elles par des lois communes et des institutions de gouvernement partagé. Cette imbrication est également juridico-politique, puisque le chef de la Maison d’Autriche est aussi empereur du Saint-Empire.
À l’issue de la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714), Charles VI de Habsbourg (1711-1740) obtient de nouveaux territoires. Avec le traité d’Utrecht (1713), il prend notamment possession des Pays-Bas méridionaux : les territoires habsbourgeois, qui jusqu’alors ne comptaient qu’une seule ouverture maritime, vers la Méditerranée, se trouvent désormais pourvus d’un deuxième front littoral sur la mer du Nord (ill. 1).
Dans le prolongement de ces recompositions, Charles VI entreprend d’établir des conditions favorables à la circulation de ses sujets en mer. Il couve en effet l’espoir de développer le commerce maritime de ses États et, par-là, de contribuer à une prospérité durable fondée sur l’exportation de produits manufacturés et l’importation de matières premières et d’articles de luxe. En 1717, il proclame la liberté du commerce et de la navigation en Adriatique. Plus important encore : le 21 juillet 1718, le traité de Passarowitz est conclu avec le sultan de l’Empire ottoman. Il contient des accords commerciaux voués à garantir le commerce sécurisé des sujets du Saint-Empire avec le Levant (ou Proche-Orient). Ce traité est renouvelé tout au long du xviiie siècle. En parallèle, de nouveaux accords de trêve sont établis avec Alger, Tunis et Tripoli à partir de la fin des années 1720 pour se prémunir de toute attaque corsaire sur les navires impériaux. Effectivement, ces trois cités sont à l’époque d’importants pôles d’activité corsaire, c’est-à-dire d’armement de navires destinés à attaquer les bâtiments étrangers avec l’accord des autorités politiques. En d’autres termes, Charles VI mène des négociations diplomatiques destinées à exploiter autant que possible l’ouverture nouvelle, sur deux mers, de l’espace qu’il gouverne. Dans ce cadre, il espère faire des ports de l’Adriatique et de la mer du Nord des escales privilégiées de ce nouveau commerce maritime désormais sécurisé.
La ville de Trieste, plus spécifiquement, devient un véritable laboratoire d’expérimentation pour ces nouveaux projets. Si jusqu’aux années 1710 elle n’est qu’un petit port de pêcheurs, elle prend désormais une dimension toute nouvelle de porte privilégiée vers le Levant, vers les Pays-Bas, et même vers l’Italie et l’Espagne. Néanmoins, cette escale reste entièrement à construire.
Les institutions d’une ville marchande et portuaire (XVIIIe siècle)
Le projet entamé dans les années 1710 a vocation à faire de Trieste une plateforme d’importation et d’exportation. En 1719, la ville est promue au statut de port franc, c’est-à-dire qu’elle abrite désormais une zone portuaire dans laquelle l’échange et le stockage de marchandises sont soumis à de considérables allégements fiscaux.
Afin d’assurer un encadrement pérenne des nouveaux trafics, s’installent à Trieste différentes institutions, avec leur personnel spécialisé, qui attestent de sa position stratégique au croisement de l’espace impérial et de l’espace méditerranéen. C’est par exemple le cas du Tribunal de commerce (1722), de la Capitainerie portuaire (1723) et de l’Intendance du littoral (1730). En 1755, Trieste voit naître la Bourse ; celle-ci s’impose durablement comme cœur de la sociabilité marchande locale (ill. 2). En parallèle, l’activité marchande est dotée de ses propres cadres : en 1719, Charles VI crée une compagnie commerciale vouée à gérer les nouveaux trafics, la Compagnie d’Orient. Si elle fait banqueroute dans les années 1730, elle laisse derrière elle des réseaux de solidarité et un corps marchand solidement ancrés dans le nouvel espace urbain.
La profonde transformation de Trieste est également repérable dans le réagencement de l’espace urbain. En 1719, lorsqu’elle est érigée en port franc, Trieste n’apparaît pas comme un site particulièrement accueillant pour un commerce prospère. La ville s’élève sur une bande littorale plutôt étroite et à cause des dimensions réduites du port, les navires de grande envergure sont forcés, pour faire escale, de mouiller dans le golfe. Des aménagements sont donc entrepris sous Charles VI, et surtout poursuivis de manière décisive sous le règne de sa fille Marie-Thérèse (1740-1780). Les divers travaux de construction et d’assainissement traduisent à la fois un souci constant de salubrité et une surveillance des mouvements de la population et des marchandises. Dans les années 1730, un nouveau quartier résidentiel appelé District caméral se développe à l’emplacement d’anciens marais salants, pour les commerçants fraîchement installés (ill. 3). Sous Marie-Thérèse, Trieste gagne un nouveau lazaret (lieu de contrôle sanitaire pour les gens de mer), plusieurs môles pour briser les vagues à l’entrée du port, ainsi qu’un canal élargi qui permet aux plus petits navires de demeurer près des lieux de chargement des cargaisons. En somme, de nouvelles infrastructures voient le jour et matérialisent le rôle de Trieste comme interface commerciale décisive pour le commerce de la sphère impériale.
Trieste au quotidien : des acteurs nombreux et divers (XVIIIe – début XIXe)
La place triestine est également façonnée par les initiatives privées et par l’action des acteurs locaux qui y apportent savoirs, expertises et techniques. Il s’agit bien sûr des marchands, mais aussi des administrateurs originaires des possessions allemandes et italiennes des Habsbourg, ainsi que des représentants des nations étrangères. Du point de vue strictement démographique, la progression est relativement lente sur la période concernée : on compte 7000 habitants en 1730, 11 000 en 1758 et 25 000 au début du xixe siècle. Le changement d’envergure de la ville se lit plutôt dans la composition de sa population. En 1810, la majorité de la population (69%) est italienne, mais on compte également 16% de Slovènes, 4% de Grecs et 2% d’Autrichiens, alors que la population du début de siècle était composée presque exclusivement d’habitants d’origine italienne, et dominée par une élite de même extraction. En un siècle, Trieste est donc devenue un véritable creuset transnational.
Le climat diplomatique du xviiie siècle est loin d’être apaisé, et la concurrence – voire le conflit ouvert – entre nations n’est pas sans conséquences sur les dynamiques commerciales. Dans ce contexte, Trieste peut exploiter les compétences de certains sujets impériaux ; c’est le cas du corsaire impérial Mattia Demelli. Sa jeunesse est mal connue, mais l’on sait qu’il est originaire de la ville de Senj (Croatie actuelle) et qu’il est marchand de profession. En 1764, il se met au service de Marie-Thérèse et reçoit une lettre de marque pour mener la course au nom de la souveraine : en d’autres termes, il poursuit ses activités commerciales, mais reçoit également une commission pour protéger les bâtiments triestins contre les attaques des corsaires en provenance d’Alger, de Tunis et de Tripoli. Or, Demelli n’est pas une figure sociale marginale, au contraire : il représente l’adéquation fructueuse entre les capacités individuelles de la population locale et des besoins princiers sans cesse réactualisés.
À la fin du xviiie, toutes leurs initiatives ont permis aux souverains habsbourgeois de faire de Trieste une véritable plaque tournante commerciale et une interface entre l’Empire et la mer. Les importations du commerce triestin consistent alors essentiellement en matières premières (alimentaires et textiles, telles l’huile d’olive à hauteur de 28,1% et le coton brut à hauteur de 5,6%) et les exportations en produits manufacturés (notamment les produits métallurgiques à hauteur de 21%). Entre 1765 et 1782, le chiffre d’affaires global produit sur la place triestine est multiplié par trois ; le volume total de marchandises échangées augmente d’environ 30%. C’est sous le règne de Joseph II (1780-1790) que le trafic triestin acquiert une portée réellement extrarégionale. Désormais, le port est relié à des comptoirs commerciaux installés dans l’océan Indien, en Asie et en Afrique orientale à travers des flux d’échanges de plus en plus stables. Après les soubresauts politiques de l’époque napoléonienne et la naissance de l’Empire d’Autriche en 1804, Trieste devient le premier port des terres des Habsbourg et conserve ce rôle jusqu’à la Première Guerre mondiale : à l’issue de ce conflit, la ville est cédée à l’Italie. Preuve toutefois que les mutations amorcées au xviiie siècle ont laissé une empreinte profonde et durable, la fonction industrialo-portuaire continue de jouer un rôle structurant dans l’organisation de l’espace triestin. En 2023, Trieste est à la tête du système portuaire italien en transport de marchandises, devant Gênes et Livourne.