Une narration eurocentrée coloniale ou abolitionniste
À l’échelle des villes portuaires, la glorification de leur histoire maritime ayant assuré le développement économique local s’est traduite par des hommages publics à des acteurs locaux de la traite : statue d’Edward Colston à Bristol, rue David Gradis à Bordeaux.
La seconde mémoire publique, cette fois également nationale, porte un récit abolitionniste en célébrant les années d’abolition et ses héros nationaux : monuments et plaques commémoratives en hommage à William Wilberforce et Thomas Clarkson au 19e siècle, statues et toponymie pour Victor Schoelcher aux Antilles dès le 19e siècle, puis entrée au Panthéon en 1949, statue du Marquis de Sá da Bandeira érigée à Lisbonne en 1884. La traite et l’esclavage, comme les luttes des esclaves, sont absents de cette mémoire abolitionniste.
Un tournant s’opère dans les années 1980-1990 avec la mobilisation de ce passé dans plusieurs pays européens (Royaume-Uni, France, Pays-Bas) articulée à des enjeux portant sur l’exclusion sociale des minorités noires venues des anciennes colonies esclavagistes ou des outremers.
Le rôle pionnier des ports de traite
Les mobilisations sont d’abord menées par des collectifs et associations locaux dans des villes qui ont participé à la traite atlantique : Mémoire de l’Outre-Mer (1989) et Les anneaux de la mémoire (1991) à Nantes, Diverscités (1998) à Bordeaux. Ils sont animés par des militants noirs mais aussi blancs, ainsi que par des historiens engagés comme Madge Dresser à Bristol.
À la suite de négociations avec les équipes municipales, ces mobilisations aboutissent dans un premier temps à des narrations publiques de la traite atlantique et de l’esclavage colonial qui prennent des formes symboliques, comme les excuses officielles du conseil municipal de Liverpool envers la communauté noire locale en 1999, ou culturelles. A Bristol par exemple, le conseil de la ville crée en 1996 le Bristol Slave Trade Action Group qui met en place un parcours urbain (Slave Trade Trail) et organise une exposition en 1999 sur le rôle de Bristol dans la traite.
La reconfiguration des récits historiques de ces villes s’institutionnalise de manière pérenne dans les années 2000-2010. Cela leur permet de forger l’image attractive de villes modernes ouvertes, tournées vers le dialogue interculturel et la valorisation des minorités raciales. Liverpool inaugure en 2007 le Musée international de l’esclavage, Nantes le Mémorial de l’abolition de l’esclavage en 2012 (ill. 1). D’autres ne se mobilisent que plus tardivement, à l’instar de Lisbonne.
Des politiques nationales depuis les années 2000
C’est lors de commémorations des abolitions que certains États modifient leur politique mémorielle, en se détachant du récit abolitionniste pour y intégrer la traite et l’esclavage. Cela se conjugue alors avec la lutte contre le racisme anti-noir et la promotion de la diversité culturelle au sein de ces pays. Aux Pays-Bas, face aux revendications d’associations de populations originaires d’anciennes colonies esclavagistes, principalement le Suriname, le gouvernement crée en 2002 un Institut national (NiNsee) pour documenter l’histoire néerlandaise de l’esclavage et ses héritages. Un monument national de l’esclavage est créé en 2002 dans l’Oosterpark d’Amsterdam (ill. 2), des expositions sont présentées dans les principaux musées du pays, et un circuit touristique est mis en place dans Amsterdam depuis 2013 (Black Heritage Tour). En 2009, une journée nationale de l’esclavage est instaurée. Un nouveau pas est franchi en décembre 2022, lorsque le gouvernement présente des excuses officielles envers les descendants d’esclaves pour la participation de son pays à la traite et l’esclavage, envisageant également des réparations à leur endroit.
En France, une loi qualifiant de crimes contre l’humanité la traite atlantique et l’esclavage est déposée en décembre 1998 par la députée noire de Guyane, Christiane Taubira, à la suite d’une mobilisation importante de différents acteurs en outremer et en métropole. Votée le 10 mai 2001, cette loi marque le début d’une nouvelle politique mémorielle : création d’un Comité national pour la mémoire de l’esclavage en 2004, inscription de cette histoire dans les programmes scolaires, instauration en 2006 d’une journée nationale de commémoration le 10 mai, inauguration du MemorialAct en Guadeloupe en 2015, création en 2019 d’une Fondation pour la mémoire de l’esclavage. Parmi les principaux pays européens concernés par ce passé, l’État portugais reste pour le moment à l’écart de ces évolutions, attaché à un récit colonial humaniste civilisateur : c’est la thèse de l’exception du « lusotropicalisme ».
La mémorialisation de l’esclavage colonial est également désormais portée par les institutions européennes au nom du combat contre le racisme anti-noirs présenté comme spécifique et directement lié à ce passé. C’est l’objet de la résolution sur « les droits fondamentaux des personnes d’ascendance africaine en Europe », adoptée par le Parlement européen le 20 mars 2019, qui invite les États membres à la commémoration, ainsi qu’à mettre en place des politiques de réparation et de restitution.
Vers un mouvement décolonial européen ?
Les enjeux mémoriels de la traite et de l’esclavage se coalisent à la question plus large de l’héritage colonial de l’Europe. Ils interrogent ainsi les fondements raciaux de sa modernité. Depuis les années 2010, les mobilisations ne portent plus seulement sur une demande de prise en compte de cette histoire, mais également sur l’affranchissement d’un récit colonial toujours présent dans l’espace public, porteur d’imaginaires raciaux légitimant des pratiques discriminatoires contre les populations noires.
En considérant la décolonisation comme inachevée, ce sont les traces de la situation coloniale esclavagiste ou abolitionniste qui soulèvent des contestations de plus en plus vives, et auxquelles les pouvoirs publics donnent des réponses variées. Une commission de réflexion est ainsi créée à Bordeaux composée de militants et d’universitaires qui décident en 2018, non de débaptiser des rues (une demande de certaines associations), mais de poser une plaque explicative à côté des noms d’armateurs. Est également érigée en 2019, sur les quais de la ville, une statue de l’esclave Modeste Testas achetée par deux négociants Bordelais à la fin du 18e siècle.
Un mouvement pour faire tomber les statues symbolisant le colonialisme européen, en particulier celles de Cecil Rhodes (« Rhodes must fall »), part en 2015 des campus étudiants d’Afrique du Sud pour atteindre ensuite l’université d’Oxford. Ces nouvelles mobilisations transnationales se conjuguent avec le mouvement « Black lives matter » lancé en 2013 aux États-Unis pour dénoncer les violences policières contre les Noirs et l’hommage aux Confédérés esclavagistes (statue de Lee à Charleston par exemple). Le mouvement trouve un écho particulier en Europe à la mort de l’Afro-Américain George Floyd en mai 2020, provoquant des manifestations dans de nombreuses villes européennes contre un racisme institutionnel. Les traces de l’esclavage colonial dans l’espace public – en particulier les statues – en sont alors perçues comme l’une des manifestations. Des actions sont menées dans plusieurs villes européennes pendant plusieurs semaines contre des dizaines de statues dont beaucoup liées à l’esclavage (ill. 3). Celle de Colston à Bristol est jetée dans la rivière Avon le 7 juin (ill. 4) et celle de Colbert à Paris est taguée le 23 par l’inscription « Négrophobie d’Etat » (ill. 5).
Ce mouvement décolonial concerne désormais de nombreux aspects culturels de ces pays européens. Aux Pays-Bas par exemple, la présence traditionnelle du « Zwarte Piet », personnage noir accompagnant Saint Nicolas offrant des cadeaux aux enfants le 5 décembre, suscite chaque année des débats et de vives critiques de militants qui y voient un héritage de l’esclavage, vecteur d’un racisme anti-noirs parmi la population.
Apparue à la fin du 20e siècle dans certaines villes portuaires qui ont participé à la traite, la question du passé esclavagiste s’est disséminée en Europe en devenant un objet de controverses, de mobilisations et de politiques publiques à l’échelle locale, nationale comme transnationale.