Un territoire partagé par les puissances européennes (1795-1831)
Les trois partages de la Pologne entre la Russie, l’Autriche et la Prusse (1772, 1793, 1795) privent de territoire la nation polonaise moderne en formation (ill. 1), déjà bien affirmée dans les paroles du Chant des légions polonaises en Italie de 1797, devenu par la suite l’hymne national de la Pologne : « La Pologne n’a pas encore disparu, tant que nous vivons ». Ce sentiment national naissant entre en conflit avec les volontés de domination de Saint-Pétersbourg, mais aussi de Berlin et de Vienne au cours du xixe siècle.
Cherchant un allié, les Polonais tournent leurs regards vers la France. Leurs espoirs semblent se réaliser en 1806 avec l’entrée de Napoléon à Varsovie. Grâce à l’empereur des Français, la question polonaise devient une question européenne. À la suite de l’entrevue de Tilsit, en 1807, entre Napoléon et le tsar Alexandre, le duché de Varsovie est créé. En remerciement, les Polonais offrent un précieux soutien à l’empereur lors de la campagne de Russie de 1812, envoyant un important contingent national à la Grande Armée.
Après la défaite française, les territoires polonais reviennent au cœur de la lutte d’influence entre la Russie, la Prusse et l’Autriche, lors du congrès de Vienne de 1815. La majorité du duché de Varsovie – avec sa capitale – échoit à l’empire russe sous le nom de royaume du Congrès. Les Prussiens récupèrent la Grande-Pologne et Gdansk, et l’Autriche, la Galicie (sans Cracovie, devenue ville libre). Ce partage, qui satisfait les trois puissances, dure – pour l’essentiel – jusqu’en 1918 (ill. 2).
Pendant les quinze années qui suivent le congrès de Vienne, le problème polonais passe au second plan en Europe, pour ressurgir en novembre 1830. C’est alors en effet qu’éclate à Varsovie une insurrection antirusse (dite Insurrection de Novembre), écho lointain des Trois Glorieuses de Paris. Elle se transforme vite en guerre régulière. Les insurgés cherchent l’aide des monarchies constitutionnelles, la Pologne disposant d’un soutien important de leurs opinions publiques. Mais, côté français, le gouvernement de Louis-Philippe considère qu’il n’est pas en capacité de secourir Varsovie. Le roi des Français, qui attend encore la reconnaissance officielle de son régime par le concert des nations, vient tout juste en effet de proclamer le principe de non-intervention dans les relations internationales. Malgré des manifestations de sympathie pour la Pologne dans les rues de Paris et des débats parlementaires orageux, la France se borne donc à des gestes diplomatiques insignifiants. Le gouvernement britannique adopte une politique similaire. Il considère qu’une Pologne indépendante, probablement alliée à la France, pourrait dangereusement renforcer sa rivale. Les Polonais essaient aussi en vain de rompre les liens entre les trois monarchies qui occupent leur territoire, mais c’est un échec car la Prusse et l’Autriche se prononcent clairement en faveur du tsar. Cependant, l’Insurrection de Novembre affaiblit la position internationale de la Russie.
Une situation qui demeure bloquée malgré l’activisme diplomatique des exilés polonais (1831-1870)
La fin des combats ne signifie pas l’arrêt de l’activisme des Polonais et de l’émotion internationale. Environ 8 500 fugitifs prennent le chemin de l’exil, la majorité pour se rendre en France (ill. 3). Cette « Grande Émigration » concerne les élites : les plus grandes personnalités de la vie politique, intellectuelle et culturelle polonaise s’y joignent. Les exilés déploient une énorme activité diplomatique, en particulier le prince Adam Jerzy Czartoryski (1770-1861) : sa résidence parisienne donne même son nom au groupe des conservateurs polonais en exil, appelé groupe de l’Hôtel Lambert. Entre 1831 et 1861, Czartoryski est considéré dans les milieux politiques anglais et français comme le représentant officieux de la Pologne. Il initie des débats sur sa patrie dans les parlements des deux pays, et cultive un réseau de journalistes, contribuant à la publication d’articles favorables à la Pologne. L’Hôtel Lambert envoie aussi ses émissaires en Suède, en Belgique, au Piémont ou encore à Rome. Il entretient enfin une représentation diplomatique permanente dans l’Empire ottoman et quelques agents dans les Balkans.
Son activité diplomatique augmente naturellement au moment des crises polonaises ou internationales. Ainsi l’Hôtel Lambert défend la ville libre de Cracovie contre l’annexion par l’Autriche en 1846. Lors du Printemps des peuples en 1848, les Polonais espèrent une guerre de l’Europe révolutionnaire contre la Russie ; lorsque celle-ci se révèle impossible, ils soutiennent avec 3 000 volontaires l’insurrection hongroise, écrasée en 1849. La guerre de Crimée (1853-1856) ravive les espoirs de l’Hôtel Lambert, qui compte sur une extension des opérations en Pologne – d’autant plus que le ministre des Affaires étrangères français est alors le comte Walewski, fils naturel de Napoléon et Marie Walewska. Les gouvernements de Londres et de Paris repoussent la proposition. En 1863, pendant la seconde grande insurrection polonaise (l’Insurrection de Janvier), Władysław Czartoryski tente en vain de convaincre l’Angleterre et l’Autriche d’entreprendre une action commune avec la France contre la Russie. Sans plus de succès, Napoléon III cherche à susciter un congrès européen où serait posée la question polonaise.
Si la situation de la Pologne n’évolue pas réellement entre 1831 et 1870, elle affecte substantiellement les relations européennes. Elle contribue à renforcer les liens entre la Grande-Bretagne et la France, mais complique leurs rapports avec la Russie : les ambassadeurs russes à Paris protestent régulièrement contre l’activité des émigrés polonais. L’affrontement permanent des propagandes polonaise et russe dans les journaux français et anglais tourne plutôt en faveur des Polonais. La sympathie française pour la Pologne en 1863 finit par détériorer les relations avec la Russie, contribuant indirectement à la neutralité du tsar durant la guerre de 1870-1871 et à la débâcle de la France.
La résolution de la question polonaise après des décennies de statu quo (1871-1918)
À l’issue de ce conflit, la France, alliée traditionnelle de la Pologne, est ravalée au rang de puissance de seconde zone, au moins pour un temps. Avec l’« Entente des trois empereurs » (allemand, russe et autrichien), échafaudée par Bismarck, entre autres, pour maintenir le statu quo en Pologne, toute discussion internationale sur cette question est devenue impossible. Soucieuse de trouver un allié contre l’Allemagne, la France conclut quant à elle en 1892 une alliance avec la Russie, mal acceptée à Varsovie. En pratique donc, le problème polonais passe au second plan entre 1871 et 1914.
Cette situation ne change pas après le début de la Grande Guerre. En 1915, les Allemands et les Autrichiens occupent l’ensemble des terres polonaises. L’année suivante, ils publient cependant « l’acte du 5 novembre » - un document vague, promettant un royaume de Pologne « autonome », mais en « liaison avec les deux puissances » - pour attirer des volontaires polonais dans l’armée du Kaiser. C’est seulement après la révolution d’Octobre et le retrait russe de la guerre que la résolution de la question polonaise devient envisageable. Ces deux faits dénouent les mains de la France et de l’Angleterre. Depuis 1917 déjà, un Comité national polonais fonctionne à Paris. La même année, la France consent à former les premières unités polonaises de l’Armée bleue du général Haller, qui combat aux côtés de l’armée française. Le président Wilson mentionne parmi ses quatorze points un État polonais indépendant comme condition de la paix. Après cent vingt-trois années d’absence, la Pologne reparait sur la carte de l’Europe à l’automne 1918.
Le problème polonais se répercute donc sur les relations internationales européennes au xixe siècle. Il concerne en première ligne l’Autriche, la Prusse et la Russie, les rapprochant ou en les éloignant selon les circonstances, mais il préoccupe aussi les autres nations du continent à commencer par la France et la Grande-Bretagne. Son dénouement intervient au terme de la Grande Guerre lorsque les trois puissances d’Europe centrale qui empêchaient toute résolution de la question sont vaincues.