Représentants du pouvoir exécutif en province, incarnation de l’État, symboles de la centralisation, les préfets apparaissent, à bien des égards, au xixe siècle, comme une spécificité française.
Les origines napoléoniennes d’une institution singulière
Parmi les réformes menées pendant le Consulat, l’une des plus durables fut sans conteste la réorganisation administrative de la France par la loi du 28 pluviôse an viii (17 février 1800). Elle se traduisit par la création des préfets et des sous-préfets.
Dotés de prérogatives institutionnelles considérables, leur domaine d’action allait du maintien de l’ordre au développement économique, en passant par le recouvrement des impôts, la conscription, la mise en œuvre de la loi électorale ou encore la tutelle sur les communes et les autres administrations (à l’exception notable, toutefois, de l’armée, de l’université et de la justice). Fonctionnaires politiques autant qu’administrateurs, les préfets s’imposaient comme des figures majeures d’autorité dans leur ressort, ce que les honneurs dont ils étaient entourés (costume officiel, place prépondérante dans l’ordre protocolaire, résidence dans des bâtiments de prestige, à l’image des anciens hôtels des intendants d’Ancien Régime, comme à Châlons-sur-Marne) rendaient sensible (ill. 1). Si cela impliquait naturellement qu’ils fissent preuve de fermeté lorsque les circonstances l’exigeaient, cela supposait aussi qu’ils parviennent à s’imposer à leurs administrés en usant de leur pouvoir de séduction afin de les rallier au régime.
Ils n’étaient cependant pas tout puissants. Ils devaient en effet ménager les notables, notamment les membres du Conseil général, alors principalement chargé de voter le budget départemental, et ceux du Conseil de préfecture, chargé du contentieux administratif (c’est-à-dire des litiges exercés durant l’exercice d’une activité administrative), qui exerçaient sur eux une forme de surveillance et qui pouvaient avoir raison de la carrière de tel ou tel fonctionnaire jugé trop peu conciliant ou incompétent. Plus fondamentalement encore, ils ne disposaient de leurs pouvoirs que par délégation. À une époque où aucune règle ne régissait l’accès à ces postes ni le déroulement des carrières, ils étaient en effet nommés directement par le chef de l’État et ils étaient révocables à tout moment sans justification. La manière dont les administrateurs exerçaient leur mission faisait l’objet d’évaluations régulières de la part de leurs tutelles.
La pérennité d’une institution efficace
Malgré de nombreux projets de suppression du corps, aucun des régimes qui se succédèrent de 1814 à la Grande Guerre ne remit en cause l’existence des préfets, à l’exception des premiers mois de la Deuxième République (1848), pendant lesquels ils furent remplacés par des commissaires de la République, dotés, en principe, de pouvoirs bien supérieurs, mais qui dans la pratique exerçaient le même type de responsabilités. Les dirigeants avaient en effet besoin de disposer d’un réseau d’administrateurs compétents et efficaces, dont l’autorité procédait directement de celle du chef de l’État.
Leurs prérogatives eurent dès lors tendance à s’accroître. Ils nommaient à de nombreuses fonctions – notamment les maires jusqu’en 1884 – tandis que les instruments de la tutelle sur les municipalités se perfectionnèrent à partir de la monarchie de Juillet. La dimension politique de leur mission restait aussi essentielle. Sous les régimes à caractère autoritaire, ils devaient « faire de bonnes élections », autrement dit favoriser la candidature des protégés du gouvernement. Cette pratique de la candidature officielle connut son apogée sous le Second Empire. Plus discrets sous la IIIe République, ils ne ménagèrent pas leur soutien au camp républicain. Ils contribuèrent enfin à la modernisation du pays – en témoignent à la préfecture de la Seine les figures célèbres d’Haussmann (1853-1870), qui transforma profondément l’urbanisme de la capitale, et de Poubelle (1883-1896), qui veilla à en améliorer l’hygiène.
Dans ces conditions, les compétences professionnelles des préfets jouèrent un rôle de plus en plus important dans leur recrutement et leur avancement. Une carrière, impliquant d’avoir exercé la fonction de sous-préfet pour pouvoir prétendre à celle de préfet, se mit progressivement en place, ce qui contribua à l’émergence d’un corps préfectoral, symbolisée par la création en 1907 de l’Association de l’administration préfectorale. Cependant, dans la mesure où il n’existait toujours aucune règle régissant l’entrée dans le corps et les promotions, le pouvoir conservait la liberté de nommer qui bon lui semblait. La faveur et la recommandation jouaient toujours un rôle déterminant, ce qui explique l’importance des vagues d’épuration à chaque changement de régime – voire de majorité parlementaire sous la Restauration ou au début de la IIIe République.
Une exception à relativiser ?
Si l’on ne retrouve jamais d’institution parfaitement identique dans les autres pays européens, la singularité du modèle français doit être nuancée.
Hormis au Royaume-Uni, où les Lords-lieutenants, représentants du roi ou de la reine dans les comtés, ne disposaient que de pouvoirs limités, essentiellement de nature militaire, les grands États européens disposaient tous au xixe siècle d’administrateurs territoriaux chargés de représenter le pouvoir central en province : gouverneurs russes, suédois, espagnols ou portugais, statthalter autrichiens, oberpräsidenten, Regierungspräsidenten et Landräte prussiens, ou encore commissaires du roi néerlandais.
En dépit de profondes divergences, tenant notamment à la taille et à la nature de l’espace sur lequel s’exerçait leur autorité, ou encore à l’extension de leurs pouvoirs, ils étaient, comme les préfets français, chargés de représenter le pouvoir central, et plus particulièrement le souverain. Dans leur ressort, ils occupaient une place similaire dans la hiérarchie administrative, entre le pouvoir central et les municipalités, et ils disposaient de prérogatives semblables.
Les administrateurs développèrent dès lors des pratiques professionnelles assez proches, faites d’adaptation aux situations locales, d’accommodements avec les populations, d’un subtil dosage entre fermeté et séduction, ou encore d’un savant équilibre entre leur rôle de représentant du pouvoir central et de porte-parole de leurs administrés. En effet, les savoir-faire et les modèles administratifs circulaient largement. Dans les territoires qui avaient été intégrés à la France des « 130 départements » à l’époque napoléonienne, ainsi que dans certains territoires vassalisés qui avaient été départementalisés, comme le royaume de Westphalie sous le règne de Jérôme Bonaparte, le modèle français fut durablement une source d’inspiration, quand bien même il se combinait parfois à d’autres influences. Ainsi, dans le royaume de Lombardo-Vénétie, après 1815, l’empreinte française se mêla au rayonnement du modèle autrichien. En Europe, la structure administrative française, louée pour son efficacité et sa rationalité, suscitait un grand intérêt, même si elle n’était pas épargnée par les critiques, portant en particulier sur son caractère centralisé. En outre, d’autres modèles la concurrençaient : la Prusse s’inspira ainsi davantage de l’Autriche que de la France. La pyramide administrative française inspira, non sans de profondes adaptations, l’Espagne et le Portugal dans les années 1830, puis la Roumanie et l’Italie dans les années 1860, et enfin l’Empire ottoman en 1864 et 1871. Au-delà du continent européen, le Japon de l’ère Meiji s’en inspira aussi en 1871 pour créer ses propres préfectures, les todofuken. Dans un autre registre, il fut, dans une certaine mesure, transposé, dans les colonies françaises, avec les gouverneurs ou les résidents généraux, même s’ils s’appuyaient sur les pouvoirs locaux pour parvenir à s’imposer.
Institution particulièrement stable, le corps préfectoral a durablement marqué le paysage administratif français jusqu’à nos jours, ce qui, en dernier ressort, explique l’influence qu’il a pu avoir dans d’autres pays, qu’il apparaisse comme un modèle ou comme un repoussoir.