Être sénateur à l’époque républicaine
Pour comprendre comment on devient sénateur à l’époque républicaine (509 av. J.-C. – 27 av. J.-C.), il est nécessaire de s’intéresser au rôle des censeurs. À Rome, ces magistrats, tout à la fin de leur carrière politique, ont pour tâche de réaliser le recensement général des citoyens (census), qui permet la répartition de ces derniers selon leur fortune en cinq classes censitaires. Ils sont aussi chargés d’établir la liste de l’ordre équestre, sur laquelle on ne peut être inscrit que si l’on possède une fortune foncière minimale de 400 000 sesterces (la somme est fixée au début du iie siècle av. J.-C.) appelée le cens équestre. Ils sont enfin en charge de l’établissement de la liste des membres du Sénat, l’album senatorium, qui est révisée tous les 5 ans. Le nombre de sénateurs varie en fonction des époques (300 jusqu’aux réformes de Sylla au début du ier siècle, 600 après, 900 sous César, plus de 1000 après l’assassinat de César en 44 av. J.-C.). Pour faire partie du Sénat, il faut non seulement posséder le cens équestre, mais aussi avoir exercé une magistrature, en règle générale, la questure. Première des magistratures du cursus honorum (ill.1), elle correspond à la gestion des finances publiques. Dans les rares cas où la somme totale de tous les anciens magistrats ne permet pas d’atteindre le total requis de sénateurs (à cause de circonstances exceptionnelles – guerre ou augmentation du nombre de sénateurs), les censeurs peuvent inscrire directement sur l’album des membres de l’ordre équestre choisis parmi les plus éminents, les dispensant ainsi de l’exercice d’une première magistrature.
Dès lors, l’ordre sénatorial, le premier ordre de l’État (amplissimus ordo), ne correspond selon la loi qu’à l’ensemble des sénateurs pris collectivement. Il n’inclut ni les proches, ni les enfants des sénateurs. Il n’est donc pas une classe sociale, ni un véritable ordre censitaire comme l’ordre équestre. En effet, il n’existe pas de cens sénatorial ; seule la possession du cens équestre est exigée pour les sénateurs. Dans les faits, cependant, la situation est plus complexe : d’une part, l’appartenance à l’assemblée est viagère, c’est-à-dire que le statut de sénateur est conféré jusqu’à la mort. Bien sûr, il existe des procédures d’expulsion, mais elles sont rarement mises en application. La dignité sénatoriale confère un statut juridique particulier incluant des honneurs, des privilèges, des obligations et des restrictions, notamment judiciaires et économiques. D’autre part, les limitations imposées aux sénateurs (par exemple, la lex Claudia de 218 interdisant aux sénateurs de posséder un navire de haute mer de grandes dimensions) touchent également leurs descendants directs. De ce point de vue donc, l’hérédité joue un rôle dans la délimitation d’un groupe sociologique. Conséquence : à la fin de la République, et en particulier dans la première moitié du ier siècle av. J.-C., 75 % des sénateurs ont un père ou un grand-père déjà membres du Sénat. Les sénateurs qui n’ont pas d’ascendants membres du Sénat sont appelés des homines novi (hommes nouveaux). Au sein du Sénat, on observe également des disparités politiques et sociales. Les sénateurs sont classés hiérarchiquement en fonction des magistratures qu’ils ont effectuées, et cette hiérarchie conditionne (sauf exception) la responsabilité et l’autorité des votes : ceux qui ont accédé aux magistratures les plus hautes ont plus de responsabilités et votent en premier. Dans les faits, enfin, l’accès aux magistratures curules (les magistratures les plus élevées : édilité curule, préture et consulat) est largement la chasse-gardée d’une élite, celle des nobiles, descendants eux-mêmes d’anciens magistrats curules. Cette situation change quelque peu au moment des guerres civiles qui jalonnent le ier siècle av. J.-C., avec un accès au consulat plus ouvert. Les nobiles ne constituent cependant pas une noblesse héréditaire : il ne suffit pas de provenir d’une telle famille pour occuper automatiquement les plus hautes fonctions, encore faut-il ne pas rencontrer d’échec d’une génération à une autre pour maintenir ce rang.
La constitution progressive d’un ordre sénatorial à partir du règne d’Auguste
À son accession au pouvoir, Auguste (27 av. – 14 ap. J.-C.) entreprend d’importantes réformes qui touchent notamment le Sénat. Il ramène le nombre de sénateurs à 600 et il conditionne l’accès au Sénat, pour la première fois, à un cens sénatorial. Celui-ci est rapidement fixé à 1 000 000 sesterces, et est donc nettement supérieur au cens équestre. C’est là une étape essentielle vers la constitution d’un ordre distinct : sans ce capital, on ne peut briguer la questure, et si un sénateur tombe en dessous du cens, il doit renoncer à sa qualité, à moins qu’une libéralité du prince ne le sauve. Si cette mesure à elle seule ne suffit pas à instituer un nouvel ordre au sens plein du terme, une seconde décision renforce encore la définition d’un bloc sénatorial distinct et unitaire : Auguste accorde aux fils de sénateur l’autorisation de porter le laticlave sur leur tunique dès leur entrée dans la vie civique, à 16 ou 17 ans, lorsqu’ils reçoivent la toge virile (toge blanche), symbole du citoyen. Le laticlave (latus clavus) est une large bande de pourpre qui se porte sur la tunique, sous la toge. Il était, sous la République, réservé aux membres de l’assemblée, comme en témoigne la statue de l’Arringatore représentant un sénateur et magistrat issu de l’aristocratie étrusque. Sur sa tunique, sous sa toge prétexte (c’est-à-dire ornée d’une large bande de pourpre, signe qu’il a occupé une magistrature curule), on distingue clairement une bande verticale de cuivre rouge figurant le laticlave (ill. 2). Pendant les guerres civiles, la situation était devenue plus confuse, puisque les fils de sénateurs avaient pris l’habitude de porter le laticlave dès leur entrée dans la vie civique, et étaient imités en cela par certains fils de chevaliers destinés à une carrière sénatoriale. Le poète Ovide et son frère, tous deux nés dans une famille équestre avec un père chevalier, revêtent ainsi la tunique laticlave en -27 et en -26. La réforme d’Auguste a donc valeur d’un retour à l’ordre, puisqu’il interdit aux fils de chevaliers de porter le laticlave, mais elle constitue aussi un pas supplémentaire vers la constitution d’un ordre sénatorial de plus en plus large et héréditaire. Selon Suétone, Auguste « […] permit aux fils de sénateurs, pour les familiariser plus vite avec les affaires publiques, de revêtir le laticlave et d’assister aux séances du sénat » (Aug., 38, 2) ; dès lors, il devient clair que les fils de sénateurs sont destinés, par leur naissance, à entrer au Sénat.
Pour autant, la constitution d’un véritable ordre sénatorial n’est achevée que plus tard. Sous Auguste et Tibère, bien que distingués des fils de chevaliers par le laticlave, les fils de sénateurs restent techniquement des membres de l’ordre équestre. Il faut attendre le règne de Caligula (37-41) pour que l’ordre sénatorial prenne véritablement tout son sens. À partir de son règne, la rupture entre l’ordre équestre et l’ordre sénatorial est consommée. Il faut désormais impérativement faire partie de l’ordre sénatorial avant de pouvoir briguer la questure qui permet l’entrée au Sénat, et les fils de sénateurs sont considérés comme membres de l’ordre sénatorial dès leur naissance. En dehors des familles sénatoriales, il existe néanmoins une autre voie d’accès à l’ordre sénatorial : la concession du laticlave. Celle-ci résulte d’une décision impériale, et permet à des chevaliers et à de grands notables de rejoindre l’ordre sénatorial et, le cas échéant, de siéger au Sénat. À partir de Claude (41-54), les provinciaux recevant le ius honorum (c’est-à-dire la citoyenneté pleine et entière) deviennent eux-aussi éligible à cet honneur. Une autre procédure existe : l’adlectio. Contrairement à la concession du laticlave, elle ne permet pas seulement d’entrer dans l’ordre sénatorial, mais elle donne accès directement au Sénat, en dispensant celui qui en est le bénéficiaire de l’élection préalable à une magistrature. Par décision de l’empereur lors d’une lectio (une révision de l’effectif du Sénat), un notable ou un chevalier peut donc entrer au Sénat et être inscrit parmi les questoriens, les tribuniciens ou les prétoriens, sans avoir exercé la magistrature correspondante. Les deux procédures se généralisent à partir du règne de Vespasien (69-79).
Le laticlave devient le symbole de l’appartenance à l’ordre sénatorial, et les carrières des jeunes chevaliers et des jeunes sénateurs sont désormais bien distinctes. Les fils de sénateurs reçoivent le laticlave à dix-sept ans et exercent, tout comme ceux qui reçoivent le laticlave de la part du prince, différentes fonctions préliminaires à l’obtention de la questure : le vigintivirat, le tribunat laticlave de légion, éventuellement le sévirat et la préfecture des féries latines. L’exercice d’une magistrature (généralement la questure) reste toujours, au moins jusqu’en 47-48, la principale porte d’entrée dans l’assemblée. On entre donc, la plupart du temps, dans l’ordre sénatorial avant d’être sénateur : l’ordre est plus vaste que la simple liste des membres du Sénat. Tacite (Ann. 13, 25, 2) évoque ainsi C. Iulius Montanus, un jeune chevalier qui reçoit le laticlave de la part de Caligula et exerce une des fonctions du vigintivirat. Élu à la questure, il meurt malheureusement avant d’avoir pu entrer en charge. Il est qualifié très justement de membre de l’ordre sénatorial, car il en remplit les conditions, mais pas de sénateur, car il n’a pas encore exercé la magistrature qui permet d’entrer dans l’assemblée.
L’existence de l’ordre sénatorial se traduit par l’usage de plus en plus généralisé, à partir du iie siècle, du titre de clarissime : clarissimus iuvenis (avant l’exercice de la première magistrature) ou clarissimus vir (après), désignent les membres de l’ordre. À partir des derniers Antonins et des Sévères (à la fin du iie siècle), apparaissent les titres de clarissimus puer/clarissima puella (pour les enfants) et de clarissima femina (pour les épouses de clarissimes). Cela manifeste de plus en plus clairement la constitution d’un ordre sénatorial héréditaire, véritable groupe social à part entière, consolidé par les mariages : une femme née dans l’ordre sénatorial n’y reste que si elle se marie avec un membre du même ordre, sauf intervention impériale, et une épouse de clarissime, indépendamment de sa naissance, le devient par son union.
L’ordre sénatorial au IIIe siècle et IVe siècle
À partir de la « crise du iiie siècle », et alors même que l’ordre sénatorial continue à s’enrichir sur le plan foncier et à incarner le prestige moral lié à la conservation des institutions et des traditions romaines, son influence politique diminue très sensiblement. Les membres de l’ordre et les sénateurs perdent de très nombreuses fonctions qui leur étaient jusque-là réservées. La carrière sénatoriale est simplifiée par la disparition de certaines magistratures (vigintivirat, édilité, tribunat de la plèbe), et les autres voient leurs prérogatives se réduire : les questeurs et les préteurs occupent désormais la plupart de leur temps à organiser les jeux offerts au peuple. Par ailleurs, la questure est désormais une magistrature préliminaire réservée aux fils de sénateurs, et ce n’est qu’à partir de l’exercice de la préture que l’on entre au Sénat. Sous Gallien (253-268) en 262, les sénateurs perdent de très nombreux postes militaires, et avec les réformes provinciales de Dioclétien (284-305) à la fin du iiie siècle, ils ne conservent que le gouvernement des provinces sénatoriales de rang consulaire (c’est-à-dire celles que l’on obtient après l’exercice du consulat).
Il faut attendre le début du règne de Constantin (310-337) pour que la situation change de nouveau. Soucieux d’asseoir son pouvoir en réformant les classes dirigeantes, ce dernier entreprend une grande refondation de l’ordre sénatorial : il procède à un nombre très important d’adlectiones pour atteindre environ 2000 sénateurs. Les nouveaux sénateurs sont majoritairement issus de l’ordre équestre – en nette perte d’influence sur le plan politique – et de la bourgeoisie municipale. Parallèlement, un grand nombre de charges supérieures de la carrière équestre passent aux mains des sénateurs. C’est le cas du vicariat du préfet du prétoire, des préfectures de l’annone et des vigiles, de la plupart des gouvernements de province, de la préfecture d’Egypte et de la préfecture du prétoire. Le clarissimat occupe donc de nouveau une position prédominante. De nombreux notables entrent au Sénat, tant à Rome que dans le nouveau Sénat de Constantinople créé sous Constance II (337-361). Les deux Sénats comptent chacun près de 2000 sénateurs (dès Constantin pour le Sénat de Rome ; à partir de 358 pour le Sénat oriental), ce qui implique un grand nombre de promotions : l’ordre sénatorial absorbe progressivement les milieux dirigeants. Les sénateurs sont aussi une source de revenu pour l’État : depuis Dioclétien, en plus de l’impôt foncier déjà existant, ils sont tous soumis à une taxe supplémentaire propre à leur statut.
D’une manière générale, à cette époque, l’ordre sénatorial s’est considérablement développé numériquement. Parmi la multitude de ses membres, pourtant, il y a des différences de statut. Il existe ainsi une distinction assez nette entre les clarissimes d’Occident et ceux d’Orient. En Occident, l’accès au Sénat s’ouvre par l’exercice de la préture. En Orient en revanche, depuis Valens, c’est la fonction de tribun de la plèbe qui permet d’appartenir à l’assemblée, comme si les sénateurs de Constantinople étaient, dans leur ensemble, assimilés à des hommes nouveaux. Les clarissimes d’Orient sont également moins riches que ceux de Rome, même si l’écart tend à se réduire au cours du ive siècle. En outre, à l’intérieur de chacune de ces deux aristocraties, les différences de fortunes amènent à des classifications, et l’influence politique tend à se limiter à une élite qui se distingue de la masse des clarissimes. En 372, Valentinien Ier (364-375) et Valens (364-378) font ainsi établir trois catégories parmi les membres de l’ordre, selon le niveau que chacun a atteint dans sa carrière : dans l’ordre ascendant, simples clarissimes, spectabiles et illustres. Les illustres ont le plus d’influence au Sénat et, au ve siècle, ils sont même les seuls détenteurs du pouvoir de décision.
À cette époque, l’ordre sénatorial est toujours un ordre héréditaire : fils et filles de sénateur appartiennent de fait à l’ordre si leur père était clarissime au moment de leur naissance. Pour les filles de sénateurs, la condition de leur mari n’entre plus en ligne de compte dans la définition de leur statut. Enfin, si le mariage avec un sénateur permet toujours l’entrée de son épouse dans l’ordre sénatorial indépendamment de son rang antérieur, cela ne dure plus que le temps de leur union. Les familles clarissimes arborent fièrement leur statut, y compris dans leurs représentations funéraires, comme en témoigne le sarcophage dit « de la Trinité » à Arles (ill. 3). Malgré les transformations majeures qu’a connu l’ordre et en dépit des bouleversements qu’a traversé l’Empire, l’aristocratie sénatoriale à la fin du ive siècle n’en concentre pas moins toujours influence, prestige et richesse.