De la révolution bolchevique à la Seconde Guerre mondiale (1917-1945) : émergence et manifestations d’un anticommunisme militaire
Dès la fin de la Grande Guerre, les officiers français considèrent le communisme comme une menace pour l’intérêt national français : la paix de Brest-Litovsk (mars 1918) signée entre les empires centraux et la République socialiste fédérative soviétique de Russie est considérée comme une trahison, prolongée par la collusion entre la république de Weimar et les Soviétiques jusqu’en 1933. Par ailleurs, le marxisme-léninisme représente une menace pour un ordre social auquel sont attachés les officiers largement issus de la bourgeoisie et acquis, pour la plupart, à des opinions conservatrices. Trois caractéristiques du communisme justifient leur hostilité : son athéisme, en une période où la foi chrétienne est celle de l’écrasante majorité des officiers ; son internationalisme et son anticolonialisme, opposés au patriotisme, sinon au nationalisme mâtiné d’impérialisme colonial alors en vigueur chez les cadres de l’armée française ; son antimilitarisme, alors qu’ils conçoivent l’armée comme l’incarnation de la nation.
Dans les années 1920, l’anticommunisme des officiers français est alimenté par les mutineries des marins français de l’escadre de la mer Noire (avril 1919) – mythe fondateur du PC – et la propagande antimilitariste déployée par le Parti pendant l’occupation de la Ruhr (1923-1925) et la guerre du Rif (1925-1927). Si l’inféodation du mouvement communiste français à Moscou, via le Komintern – IIIe Internationale – est très vite établie et dénoncée, la menace est cependant avant tout intérieure aux yeux des cadres de l’armée. Tout au long des années trente, la crainte d’un soulèvement communiste qui interviendrait dans le cadre d’une attaque allemande redoutée demeure. Cette surévaluation du risque insurrectionnel communiste justifie la mise au point du plan Voiriot, validé par le maréchal Pétain en novembre 1932 : il postule l’insurrection de 260 000 communistes en région parisienne et prévoit de la réprimer en employant la troupe, appuyée par des chars, des avions et de l’artillerie. Par ailleurs, en juin 1932, un vaste réseau d’espionnage au service de l’URSS irriguant les secteurs d’intérêt militaire et impliquant cadres et militants communistes français est démantelé.
La montée en puissance de l’URSS, l’éclatement de la guerre d’Espagne (1936-1939), souvent perçue comme résultant d’un complot ourdi par le Komintern, et la victoire du Front populaire en France lors des élections d’avril-mai 1936 suscitent une fièvre anticommuniste qui se manifeste par la participation de nombreux officiers au réseau Corvignolles, censé débusquer les cellules communistes au sein des unités militaires. Au printemps 1940, le général Weygand semble encore obsédé par la crainte que les communistes ne profitent de la guerre pour prendre le pouvoir. Le 8 juin, il aurait déclaré – « Ah ! si j’étais sûr que les Allemands me laisseraient les forces nécessaires pour maintenir l’ordre… ! » –, puis il retransmet quelques jours plus tard en Conseil des ministres la fausse nouvelle d’un coup de force communiste à Paris.
Plusieurs éléments contribuent cependant à nuancer ces positions. Il faut d’abord nuancer cette obsession du complot pour un grand nombre d’officiers, conscients des effets limités de la propagande communiste chez les appelés du contingent. Ajoutons qu’en 1933, l’officier en charge de la surveillance de la « propagande révolutionnaire » au sein des régiments passe de l’état-major au cabinet du ministre Daladier, échappant ainsi à la tutelle de chefs dont l’anticommunisme pouvait être militant. En outre, cet anticommunisme n’implique pas une opposition unanime, permanente et radicale à toute entente avec l’URSS, puissance secondaire qui est ménagée, au moins jusqu’en juin 1941 et l’opération Barbarossa. Enfin, l’anticommunisme ne conduit qu’une poignée d’officiers séditieux à rejoindre en 1936-1938 la Cagoule, organisation secrète d’extrême-droite qui tente par ses attentats de déstabiliser la République, ou encore à choisir le collaborationnisme sous l’Occupation. L’apolitisme de rigueur dans l’armée et la désignation de l’Allemagne comme ennemi principal constituent des remparts efficaces contre ces tentations, même si l’armée de Vichy participe à la répression contre les communistes en zone sud. La période 1942-1945 représente une parenthèse : officiers giraudistes ou gaullistes apprécient la part prise par les communistes dans la Résistance puis la Libération.
De la Libération à la fin de la guerre froide (1945-1991) : sentiment obsidional et contre-subversion
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le PCF donne l’ordre à ses combattants des Forces Françaises de l’Intérieur (FFI) de ne pas quitter l’institution militaire afin d’y développer la propagande du parti et de former les cadres d’une future armée révolutionnaire. Pour contrer ce projet, l’état-major laisse de nombreux communistes sans affectation, les regroupant au « Dépôt central des isolés » à Versailles (ill. 2), quand d’autres sont contraints de partir au combat contre leurs camarades vietnamiens. Cette lutte d’influence conduit certains communistes à la démission, tandis que d’autres choisissent la clandestinité et animent les réseaux secrets susceptibles de se substituer au parti légal en cas d’interdiction du PCF.
L’entrée dans la guerre froide est marquée en 1947 par l’exclusion des communistes du gouvernement où ils avaient occupé des postes relevant de la Défense nationale. À l’heure de la guerre de Corée (1950 - 1953) et de l’enlisement indochinois, le PCF cherche à regagner de l’influence auprès du contingent. Le parti mène campagne contre une armée française accusée d’être le valet de l’impérialisme américain en Europe comme en Asie. En retour, la surveillance des organisations communistes alimente un sentiment obsidional au sein des armées. Quelques affaires d’espionnage défrayent la chronique au cours des années 1950 et 1960, à commencer par celle de Georges Pâques, haut fonctionnaire de la Défense qui s’est révélé avoir été au service du KGB pendant 19 ans. Il est condamné en 1964 à la détention criminelle à perpétuité pour avoir transmis des documents concernant la Défense nationale et l’OTAN, puis gracié en 1970.
Les chefs militaires entendent combattre à la fois l’ennemi aux frontières (principalement l’URSS et ses affiliés) et l’ennemi intérieur (principalement le PCF), cette cinquième colonne susceptible de saper l’effort de guerre sur le territoire national. Amorcée pendant la guerre d’Indochine (1946-1954) (ill. 1), la doctrine de la guerre contre-subversive se développe pendant la guerre d’Algérie (1954-1962) et se fonde aussi sur l’anticommunisme. Ce dernier conduit en effet à voir en partie dans le FLN et ses pratiques (répression, exécutions) le résultat de l’idéologie communiste. L’armée s’emploie donc à développer la propagande anticommuniste en direction de la population algérienne : convaincue qu’il existe une collusion entre le PCF et le FLN, l’armée entend aussi gagner en Algérie la « guerre révolutionnaire » contre le communisme mondial. L’emploi systématique de la torture et les disparitions forcées touchent donc aussi les milieux communistes, comme le montre le sort tragique de Maurice Audin, militant anticolonialiste au sein du Parti communiste algérien disparu après avoir été arrêté en 1957 par des parachutistes français.
La Détente (1963-1979), le rapprochement franco-soviétique à partir de De Gaulle et l’évolution du PCF au cours des années 1960 et 1970 n’atténuent pas l’anticommunisme des cadres de l’armée. Désormais acquis à l’union de la gauche, et plus distants à l’égard de l’URSS, les communistes tentent de rassurer les militaires en se ralliant en 1977 à la force de dissuasion nucléaire qu’ils avaient jusqu’ici combattue. En 1981, l’arrivée de la gauche au pouvoir n’est pas un drame pour l’armée française. Si l’entrée des communistes au gouvernement suscite encore quelques préventions en pleine crise des euromissiles (1977 - 1987), le déclin électoral du PCF et la fin de la guerre froide cessent définitivement d’en faire une menace pour les chefs militaires.