Le néoclassicisme du xviiie siècle mythifie la Grèce classique comme modèle suprême, en idéalisant ses succès culturels et des épisodes historiques tels que les victoires des républiques grecques face à l’Empire perse au ve siècle av. J.-C. L’hellénisme est la clé d’une identité européenne qui devrait à la Grèce ses valeurs et même son existence, car elle l’aurait sauvée de la barbarie orientale. C’est pour cette raison que les premiers voyageurs occidentaux à traverser l’Orient regrettent que les descendants des héros fondateurs de l’Europe des Lumières vivent soumis au despotisme obscurantiste de l’Empire ottoman. Ainsi, lorsqu’en 1821 éclate la Révolution grecque, la cause des Grecs est aussi celle de l’Europe, qui doit solder sa dette spirituelle en aidant les Grecs orientalisés à « se régénérer » pour que la Grèce classique puisse renaître.
Objectifs du philhellénisme dans une Europe divisée
L’hellénisme érudit se politise en devenant le philhellénisme : soutenir le droit de la Grèce à se constituer comme une nation est en effet un défi ouvert à l’absolutisme de la Sainte-Alliance et à l’ordre issu du congrès de Vienne. Le philhellénisme est l’un des phénomènes idéologiques de plus grand impact et de plus grande diffusion des années 1820, avec des pics particulièrement intenses et des stratégies discursives adaptées aux espaces politiques dans lesquels il se manifeste. À cause de figures telles que Byron, Pouchkine ou Victor Hugo, on l’identifie au libéralisme romantique, mais sa réalité est beaucoup plus hétérogène et transversale dans une Europe divisée entre les États du Nord, rattachés à la Sainte-Alliance, et la dissidence libérale représentée par les révolutions du Sud.
L’instauration en Espagne d’une monarchie constitutionnelle en janvier 1820 inspire des soulèvements au Portugal, à Naples et au Piémont. Alors que l’Autriche envahit l’Italie sur ordre du congrès de Laybach, en mars 1821, Aléxandros Ypsilantis se rebelle contre le sultan en Valachie et en Moldavie. Bien qu’elle échoue dans ces territoires, l’insurrection s’implante avec force dans le Péloponnèse.
La Sainte-Alliance condamne la révolution grecque en affirmant qu’elle est une suite de ces soulèvements portés par des sociétés de type transnational telles que la franc-maçonnerie en coordination avec la charbonnerie française et italienne. Elle débute en effet avec l’Hétairie, une société secrète formée par des Grecs de toute l’Europe. À l’inverse, elle est célébrée par la population européenne mécontente du retour de l’absolutisme, et particulièrement par les exilés politiques de différents pays, réfugiés surtout dans la péninsule Ibérique, où la liberté de la presse existe pendant le Triennat libéral (1820-1823). C’est pourquoi on peut observer en 1821 deux grandes lignes de philhellénisme dans le débat public qui coïncident avec la ferveur pour la Grèce classique, la continuité entre les Grecs anciens et modernes ainsi que l’intégration en Europe d’une Grèce libre, bien qu’elles divergent de manière substantielle s’agissant des raisons pour lesquelles la Grèce doit obtenir cette liberté :
1) Le groupe le plus radical, lié aux sociétés secrètes, considère la lutte grecque comme un nouveau conflit politique entre liberté et despotisme légitimé par le principe de souveraineté populaire et le droit à l’autodétermination, et promeut un philhellénisme révolutionnaire inspiré par la fraternité universelle entre les peuples.
2) Le groupe modéré met l’accent sur l’aspect religieux et dissocie la Révolution grecque du reste des rébellions. À travers un philhellénisme paternaliste et philanthropique, il tente de concilier la motivation de la lutte grecque avec le principe de la légitimité divine du pouvoir défendu par la Sainte-Alliance en argumentant que les Grecs ne se sont pas soulevés pas contre leur souverain légitime, mais contre leur envahisseur musulman. L’Europe chrétienne et éclairée doit les libérer dans une croisade civilisatrice qui étendrait le christianisme à travers l’Orient en même temps qu’elle y réintégrerait les espaces sacrés de l’Antiquité.
Dans le champ international, ce philhellénisme conservateur est le seul qui peut s’exprimer publiquement en raison de la censure en vigueur alors dans une grande partie de l’Europe, et qui finit par s’imposer comme le discours qui dirige la mobilisation en faveur de la Grèce aussi bien chez les libéraux que chez les modérés, par opposition à la politique officielle de soutien à l’Empire ottoman développée par les puissances. Les Grecs eux-mêmes promeuvent ce discours face au congrès de Vérone en 1822.
Le philhellénisme à l’œuvre
La mobilisation philhellène évolue au gré de la guerre en Grèce et de la situation interne de chaque pays. Entre 1821 et 1823, elle s’articule en Europe centrale à travers des comités, comme à Stuttgart, Francfort, Genève ou Bâle, dont l’activité se renforce avec les textes d’idéologues philhellènes tels que le professeur Krug de Leipzig ou Louis de Bonald à Paris. Le baron Dalberg à Aschaffenburg facilite l’arrivée à Marseille et à Livourne – points de réunion d’étudiants idéalistes, d’officiers de la Grande Armée et d’exilés qui ont besoin d’un nouveau terrain où lutter pour la liberté – des combattants de toute l’Europe qui veulent se rendre en Grèce. Se détachent des personnages tels que le général allemand Normann, l’officier français Baleste, le Génois Dania ou l’amiral anglais Hastings.
Outre les tracts et la presse qui diffusent les développements philhelléniques, la poésie engagée vis-à-vis de la cause inonde la littérature du moment, comme les Lieder der Griechen de W. Müller (1821), Hellas de P. B. Shelley (1822), ou Les Messéniennes de C. Delavigne (1823), qui anticipent l’orientalisme romantique qui marquera les narrations sur le grec moderne dans l’imaginaire occidental.
En 1824, on observe un point d’inflexion. La concession de deux prêts au gouvernement de Grèce par le Comité philhellène de Londres donne l’avantage à la Grande-Bretagne dans le conflit, qui se vérifie par l’impact médiatique de la mort de Lord Byron à Missolonghi. Le discours philhellène s’intensifie avec des moments phares comme la présentation à Paris du tableau Scène des massacres de Scio d’E. Delacroix, ou la publication de Chants populaires de la Grèce moderne du philologue C. Fauriel, qui soutient que le folklore contemporain démontre le lien des Grecs avec leur passé classique. La chute de l’Espagne libérale provoque une autre vague de bénévoles, désormais officiers vétérans, comme le Napolitain Rosaroll ou le Français Fabvier, qui monte une armée régulière formée par des bataillons de philhellènes.
En 1825, Chateaubriand fonde le Comité philhellène de Paris et publie la Note sur la Grèce, un plan d’action qui donnerait à la France de l’influence dans la question d’Orient. L’activisme philhellène se popularise davantage parmi la population et imprègne la vie quotidienne : expositions, concerts, collectes, décoration, mode, vaisselle, etc.
En avril 1826, la défense de Missolonghi met en évidence que les Grecs perdraient la guerre. Soutenues par la clameur de l’opinion publique et à la recherche d’une solution pour le conflit grec, la Russie et l’Angleterre signent le traité de Londres, auquel souscrit la France en juillet 1827. En octobre, la flotte alliée des trois puissances bat la flotte ottomane lors de la bataille de Navarin, garantissant l’indépendance grecque. Le triomphe européen officialise le philhellénisme, qui devient une question prioritaire pour les trois puissances protectrices de la Grèce, dont le trône est octroyé en 1833 au jeune Othon, fils du philhellène Louis Ier de Bavière. Bien que la Grèce soit née comme une monarchie absolue selon la doctrine de la Sainte-Alliance, son apparition sur la carte de l’Europe met fin à l’Europe des congrès, débutant ainsi un changement politique et social qui serait irréversible.
Traduit de l’espagnol par Marion Billard.