Une crise politique sans précédent
En Allemagne, la nouvelle de la révolution française de février 1848 fait l’effet d’une bombe. Dès fin février, de grandes assemblées populaires se tiennent dans des villes du Sud. Dans les semaines qui suivent, des mouvements de protestation spontanés éclatent dans une grande partie des États allemands : les insurgés érigent des barricades, rédigent résolutions et pétitions. Après des années de crise économique (1846-1847), la grogne qui couvait depuis longtemps au sein des classes populaires s’exprime sous la forme de revendications sociales. Ce large mouvement de masse, associant dans un premier temps le peuple et la bourgeoisie, conduit à la percée politique des libéraux. Face à la pression de la rue, les monarques cèdent. Après ces événements, la bourgeoisie libérale préfère se retirer des actions révolutionnaires au profit de consultations de ses députés, au sujet des constitutions, du droit de vote, de la presse et de la liberté de réunion. Ces débats interviennent à la fois dans les assemblées de chacun des États et dans le parlement fédéral de Francfort, fondé en mai 1848, où chacun des États envoie ses représentants, le plus souvent choisis parmi les notables. Pour une partie de ses acteurs, notamment les plus modérés, la révolution cesse ainsi dès le printemps 1848 lorsqu’il apparaît que les monarques sont prêts à faire des réformes supposées mener à une monarchie constitutionnelle.
Après des débuts réussis, des divergences politiques voient le jour. Les protestations et les affrontements violents qui suivent la révolution de mars ne sont plus soutenus que par les classes populaires. La bourgeoisie rejette ces actions violentes et les craint de plus en plus. Dès lors qu’elle se sent menacée par la terreur révolutionnaire, au cours de la deuxième moitié de l’année, elle fait appel aux troupes royales et non à la garde bourgeoise tout juste établie, afin de maîtriser la situation de crise.
Les voies complexes de l’unité politique
Les États allemands sont confrontés à des problèmes complexes. Ils doivent élaborer ou réviser des constitutions dans les 39 États qui, depuis le congrès de Vienne, disposent d’une assise institutionnelle par le seul biais du parlement de Francfort. Ils réfléchissent ensuite à la construction d’un futur État national allemand unifié, ce qui interroge la capacité des différents États, alors souverains, à céder leur pouvoir. Quatre villes-États – Brême, Francfort-sur-le-Main, Hambourg et Lübeck – ne sont pas en reste par rapport aux royaumes et duchés dans leur volonté d’autodétermination. Pour l’essentiel de la population, l’attachement aux États préunitaires continue de primer sur le patriotisme allemand. Seule une minorité réclame une république allemande unitaire. Or la révolution nationale allemande ne peut réussir que si les révolutions triomphent également dans les différents États, tout au moins dans les États les plus puissants sur le plan militaire, en Autriche et en Prusse, ainsi que dans les États monarchiques de Bavière, de Saxe, de Hanovre et du Wurtemberg. Une révolution sociale élémentaire, largement dissociée des efforts politiques menés en parallèle en faveur de la création d’un État national constitutionnel, se trame alors. Dominée par les classes sociales non bourgeoises, urbaines et rurales, celle-ci poursuit d’autres objectifs et d’autres modèles d’action. Elle ne s’organise pas durablement et ne coopère pas au niveau national. Les insurgés formulent des revendications sociales, refusent les taxes ou en réclament la baisse et prélèvent du bois directement dans les forêts. Les paysans ne protestent que dans les États qui appliquent encore des droits féodaux. Ces derniers sont abolis sur tout le territoire en 1848-1849.
Dans un premier temps, les souverains esquivent la pression révolutionnaire de la rue par la création de nouveaux ministères. Ainsi, en mars et avril 1848, l’autorité des anciens régimes seigneuriaux menace de s’effondrer face aux mouvements populaires, des représentants de l’opposition libérale sont nommés dans les gouvernements. Cependant, l’armée reste partout sous le contrôle des princes, ce qui constitue une faiblesse majeure du mouvement révolutionnaire. Les élections de la première Assemblée nationale allemande ont lieu en mars 1848. Le 31 mars, près de 600 députés, majoritairement libéraux, se réunissent pour la première fois dans l’église Saint-Paul de Francfort. Les démocrates restent minoritaires. Des foyers de réforme supplémentaires voient le jour tels que l’Assemblée nationale prussienne à Berlin, le Reichstag autrichien à Vienne et les parlements régionaux des autres États allemands. Le fonctionnement est fédéral : le parlement de Francfort a pour mission de former un État national libéral à partir de 39 États non libéraux, par la rédaction d’une constitution commune.
La participation politique
Le parlement de Francfort est soutenu dans sa tâche par une opinion publique plus politisée. 1 400 nouveaux journaux paraissent, des tracts et des caricatures sont publiés, des pétitions rédigées et des associations politiques créées, ce qui transforme radicalement les pratiques de communication. Les cafés et les auberges deviennent des lieux de débat. Contrairement à la France, aucun club politique n’est fondé par des femmes, hormis celui de Berlin en mars 1848 qui constitue une exception absolue. Les femmes sont davantage engagées dans des associations qui soutiennent les actions des hommes. Cinq grandes formations politiques se développent : le mouvement ouvrier, le mouvement démocratique, le libéralisme, le catholicisme politique et le conservatisme. Les libéraux et les démocrates dominent au sein des parlements et des associations politiques. Mais leur scission en deux camps ennemis sur la question de la république ou de la monarchie constitutionnelle affaiblit considérablement leur influence. À Francfort, les députés élaborent un catalogue de droits fondamentaux ainsi qu’une constitution impériale, processus qui dure plusieurs mois. Ils votent à une courte majorité pour la solution petite-allemande, c’est-à-dire excluant l’Autriche, et proposent la couronne impériale allemande au roi de Prusse. Frédéric-Guillaume IV refuse la dignité impériale le 28 mars 1849, au motif qu’il ne peut l’accepter que de la part de princes allemands, et non de parlementaires. Ce refus marque l’effondrement de la révolution, qui subit une pression conservatrice croissante depuis septembre 1848. Les monarques conservateurs reprennent peu à peu le pouvoir grâce à de nouvelles interdictions et à l’intervention de l’armée.
Des travaux récents nuancent l’échec des révolutions allemandes de 1848. Elle stimule et élargit tout d’abord le cercle de ceux qui ont le droit et la capacité de participer, en mobilisant des groupes jusque-là éloignés de la politique. En outre, elle pose des bases importantes pour l’émergence de partis dans les États allemands. Elle donne lieu à la création d’organisations solides qui développent des programmes permettant aux tendances politiques de se distinguer les unes des autres. En ce sens, elle marque profondément le paysage des partis qui se forment dans l’Allemagne unie des années 1860 et 1870.
Cette dernière contribue par ailleurs à renforcer de manière décisive l’identité nationale face aux identités locales et régionales et favorise le développement d’un réseau de communication à l’échelle de l’Allemagne. Qu’ils se l’avouent ou non, tous les protagonistes savent qu’il est impossible de revenir au statu quo prérévolutionnaire et ce, même si plusieurs décennies doivent parfois s’écouler avant que les revendications de 1848 ne se concrétisent.