Un engagement précoce en faveur des révolutions
Dans l’ensemble des pays touchés par le mouvement révolutionnaire, des étudiants, dans des proportions variables et difficilement chiffrables, se mobilisent en sa faveur, voire en ont l’initiative. À Paris, où les tensions sont fortes depuis l’interdiction en janvier 1848 du cours de l’historien Jules Michelet puis celle d’un banquet démocratique, une manifestation d’étudiants rejoint celle d’ouvriers le 22 février, marquant le début du processus révolutionnaire. Dans des villes dont la taille, la population et la vie universitaire sont aussi différentes que Vienne, Prague, Padoue, Fribourg-en-Brisgau, Graz, Pest, Milan et Berlin, des étudiants participent également aux premières journées révolutionnaires à partir du mois de mars, les effectifs variant selon les témoins. Toutefois, tous les pays ne sont pas touchés : en Belgique, des mesures libérales et un mouvement patriotique porté par la crainte d’une intervention militaire française ont limité le souffle révolutionnaire, malgré quelques agitations étudiantes, notamment à Louvain.
À l’instar des autres membres de la bourgeoisie, les étudiants engagés dans le processus révolutionnaire se divisent en plusieurs courants, des plus radicaux aux plus modérés. Ce dernier courant domine souvent dès les premières revendications obtenues ou lorsque les ouvriers se font trop menaçants envers l’ordre socio-économique. Quelques grands thèmes les réunissent néanmoins : changement de régime (république en France), unification de l’Allemagne et de l’Italie, avec de forts débats autour de la nature du régime, revendication d’une constitution et de droits politiques, notamment de vote, liberté d’association, de la presse et d’opinion. Les demandes de démocratisation et de réforme de l’université occupent de plus une grande place dans le mouvement austro-allemand, l’unification du système universitaire étant considérée comme une étape nécessaire vers l’unification politique.
Des répertoires d’action variés
Les modes d’action des étudiants en révolution sont nombreux et évolutifs : affiches et réunions, poèmes et chansons (comme cet anonyme de Saint-Marin qui proclame dans un « Chant des étudiants » en 1849 : « Du sol italien un seul royaume / Nous formerons dans un temps le plus bref »), pétitions et délégations, départs solennels de la ville universitaire et création d’associations (Comité central des Écoles de mars 1848 à juin 1849 à Paris, Cercle universitaire démocratique en 1849 à Bologne), banquets et publication de journaux (La Lanterne du Quartier latin et L’Avant-Garde à Paris dès 1847, Politischer Studenten-Courier et Wiener Student à Vienne). Même les étudiants en marge du mouvement révolutionnaire s’approprient ces pratiques, comme en témoigne le banquet scandinave tenu à Uppsala le 6 avril 1848 contre la domination russe sur la Suède.
Une minorité a également pris les armes. L’action armée des étudiants a été brève à Paris en février 1848, du côté insurgé, tout comme en juin, lorsque des polytechniciens se placent cette fois-ci du côté de la répression. À Pest et à Prague, des étudiants participent à l’insurrection et sont aux côtés des ouvriers sur les barricades. L’activité militaire des étudiants a été plus durable dans plusieurs villes italiennes comme Rome pour la République, Pise et Padoue contre les Autrichiens, à Kiel dans la guerre contre le Danemark, dans le pays de Bade contre les troupes prussiennes antirévolutionnaires jusqu’à la fin du printemps 1849. Si, aux Pays-Bas, des étudiants forment des gardes bourgeoises pour le maintien de l’ordre, ce sont surtout des bataillons ou corps francs favorables à la révolution qui sont constitués dans plusieurs universités. À Vienne, étudiants et jeunes diplômés s’organisent militairement en une Légion académique, forte d’environ 5 000 hommes, ce qui les conduit à jouer un rôle politique majeur dans la capitale autrichienne, au sein d’un « comité politique central » composé de 200 représentants élus. Son organisateur, Carl Giskra (1820-1879), docteur en droit et enseignant remplaçant en sciences de l’État à l’université de Vienne depuis 1846, député de mai 1848 à juin 1849, illustre la frontière encore floue entre étudiant et jeune diplômé.
Circulations et échanges
Les échanges entre étudiants et leurs circulations au niveau transnational durant les révolutions sont encore mal connus. Des adresses et manifestations de solidarité d’un pays à l’autre en témoignent, ou encore des chansons, comme celle de Pierre Dupont qui célèbre, dans son « Chant des étudiants », « la jeunesse des écoles, / À Vienne, à Berlin, à Paris » (1849). À l’instar de Nicolae Bălcescu (1819-1852) et de Ion Ghica (1816-1897), plusieurs Roumains ayant vécu et étudié à Paris, notamment auprès de Jules Michelet et Edgar Quinet, ont contribué au mouvement révolutionnaire en Moldavie et Valachie, nourris de cette expérience et après avoir, pour certains, participé aux journées de février. Un banquet est organisé le 1er juin 1848 par des étudiants parisiens en l’honneur d’une délégation de leurs homologues viennois. Quant à eux, les étudiants de Prague, après avoir été en lien étroit avec leurs camarades de Vienne au début de la révolution, s’en éloignent par la suite. Influencés par le mouvement national tchèque, ils critiquent le soutien des étudiants viennois à la domination habsbourgeoise sur la Bohême.
C’est dans l’espace germanophone que les circulations sont les plus importantes. Un grand rassemblement est organisé à la Pentecôte 1848 au château de la Wartbourg (Thuringe), qui avait déjà été le lieu d’un rassemblement d’étudiants libéraux en 1817. Entre 1 200 et 1 500 étudiants de presque tous les États allemands et d’Autriche participent à cette « fête de la Wartbourg ». L’importante délégation autrichienne montre que la question de la « solution grande ou petite-allemande », c’est-à-dire une Allemagne unifiée avec ou sans l’Empire d’Autriche, alors débattue au Parlement de Francfort où siègent de nombreux jeunes diplômés, agite vivement les étudiants. Leurs revendications sont larges et concernent autant la politique générale que l’université. Début octobre, la minorité radicale fonde une organisation appelée Allgemeine Studentenschaft (« communauté étudiante générale ») avec l’ambition de représenter, via des comités locaux, l’ensemble des étudiants allemands et autrichiens, et dont le Politischer Studenten-Courier est désigné comme l’organe officiel.
Postérités
En 1848, les universités de la plupart des pays européens sont touchées par des manifestations estudiantines, bien que nulle part les étudiants n’aient agi de manière unilatérale. Après la répression et le retour à l’ordre, quelques étudiants s’exilent, comme bien d’autres révolutionnaires, dans d’autres pays européens ou aux États-Unis. Durant les décennies suivantes, le souvenir des révolutions estudiantines est aussi bien mythifié (Autriche) qu’oublié ou subordonné à un autre événement (le coup d’État de 1851 en France). À la fin du siècle, en France, Italie ou Allemagne, il n’est plus guère mobilisateur dans un milieu étudiant transformé et devenu, majoritairement, un soutien du régime en place.