De Bordeaux à la Bretagne : une contestation croissante
Les origines directes de la révolte du Papier timbré sont à chercher dans les initiatives de Colbert pour financer la Guerre de Hollande (1672-1678). C’est d’abord à Bordeaux que l’émeute éclate du 26 au 29 mars 1675. Partie de la contestation du nouvel impôt sur la fabrication de la vaisselle d’étain, la révolte enrichit son catalogue de revendications à toutes les nouveautés fiscales, mais aussi à une série de droits locaux. Dès ce moment-là, la taxe sur le papier pour les actes officiels désormais frappé d’un timbre (d’où son nom de « papier timbré ») et le monopole de la vente du tabac, autres nouveautés, sont dans le viseur des émeutiers. Des morts sont bientôt à déplorer. Malgré la présence d’une garnison, Bordeaux échappe rapidement au contrôle du pouvoir royal. Celui-ci, contre toute attente, prend acte du rapport de force défavorable, à l’heure où l’urgence est, belle saison oblige, à la reprise de la campagne militaire, objectif du moment. Aussi Louis XIV accorde-t-il une amnistie, ce qui est compris comme une acceptation des revendications antifiscales de la rue bordelaise.
Cette reculade, toute tactique qu’elle soit, est le moteur de la contagion dans un espace qui, fait inédit, ne se limite pas à une seule province ou à ses voisines puisque les nouveautés fiscales concernent tout le royaume. Ici ou là, des voix réclament de bénéficier du même sort que les Bordelais. Des contestations s’expriment par exemple à Besançon, à Grenoble, dans le Poitou ou le Boulonnais. Mais c’est surtout dans ce Sud-Ouest proche de Bordeaux, et qui s’est si souvent embrasé contre les impôts depuis plus d’un siècle, que les troubles sont les plus vifs. Des villes comme Bergerac connaissent des violences (3 mai 1675) tandis que la contestation tend à gagner certaines campagnes. Le papier timbré, symbole de l’essor conjoint de la culture écrite et de la monarchie administrative, est souvent la cible des émeutiers en ville comme à la campagne. A Bordeaux même, la situation reste tendue et la ville connaît même une courte reprise de l’émeute à l’été. Partout cependant, et en général dès le printemps, les autorités parviennent à reprendre la main, en associant répression ponctuellement sévère (on compte ici ou là des pendaisons) et prudence fiscale, de manière à ne pas créer les conditions d’un réembrasement. Le seul endroit où cette politique échoue est la Bretagne.
Des Bretons contre l’impôt
Jusque-là, la Bretagne a été plutôt épargnée par les fureurs populaires antifiscales du siècle. Une situation économique plutôt favorable depuis le xvie siècle et une pression fiscale moins forte qu’ailleurs l’expliquent. Mais les choses commencent à changer : la relative prospérité armoricaine s’essouffle et Colbert se fait plus exigeant que ses prédécesseurs. Les états de Bretagne de 1673 ont d’ailleurs été houleux mais les députés pensent avoir, par leur généreuse contribution au trésor royal, évité de devoir s’acquitter des nouveautés fiscales. Or, finalement, il n’en est rien. Quand arrive à Rennes la nouvelle que le roi a renoncé aux taxes à Bordeaux, le petit peuple s’émeut et réclame le même sort. Sa principale préoccupation concerne le monopole sur la vente du tabac, ce grand coupe-faim des pauvres, nombreux dans cette ville qui a connu un fort essor démographique sans offrir les mêmes opportunités de travail aux plus modestes que les grands ports. Les tergiversations des autorités, qui elles-mêmes espèrent un recul royal, provoquent l’embrasement. Le 18 avril, les émeutiers s’en prennent au bureau du tabac et, dans l’ivresse de la victoire, à d’autres impôts, dont celui du papier timbré. La réaction des autorités est terrible et se solde par une douzaine de morts, mais la situation reste durablement insurrectionnelle, d’autant qu’on ne tarde pas à apprendre que le roi ne renoncera pas aux nouveaux impôts. La tentative, en juin, de faire entrer des troupes dans la ville, relance l’agitation qui se prolonge jusqu’en juillet.
La révolte gagne aussi Nantes (22-23 avril, 3 mai) où les bureaux sont pillés. Un jeune émeutier, originaire de Basse-Bretagne, est pendu, le peuple de Nantes préférant que la foudre punitive tombe sur cet étranger à la ville que sur un des leurs. A Saint-Malo, l’émeute est évitée de justesse (19 avril). A Guingamp, une courte émotion (20 mai) donne aux autorités l’occasion de faire savoir à toute la province que les impôts devront être payés et que ceux qui s’y opposeront risquent gros. Une femme est donc pendue, puis le représentant du roi, le marquis de la Coste, se dirige vers Châteaulin et Quimper où des troubles ont éclaté les jours précédents. C’est cette tentative martiale de réaffirmer l’ordre monarchique, synonyme d’impôts et de supplices potentiels, qui provoque l’embrasement de la Basse-Bretagne.
C’est, après le Sud-Ouest au printemps, la deuxième fois que la révolte se ruralise au cours de l’année (ill. 3). Concrètement, et non sans évoquer en partie la future « Grande peur » de 1789, l’annonce de l’arrivée de La Coste conduit des paysans du nord de Quimper à s’assembler le 9 juin au son du tocsin et de là à se lancer dans une chasse à l’homme. Ils finissent par trouver le marquis dans la petite ville de Châteaulin, le blessent très grièvement, et, non sans lien, obtiennent de lui la promesse que les impôts nouveaux ne seront pas prélevés. Après l’échec d’une nouvelle révolte à Quimper (21 juin), des bureaux sont attaqués dans plusieurs autres endroits de Cornouaille. La fièvre antifiscale gagne de proche en proche presque toute la Bretagne occidentale et bretonnante, donnant naissance à ce que les historiens ont nommé, à partir de la fin du xixe siècle, « la révolte des bonnets rouges », sur la base de quelques documents évoquant les révoltés et cet attribut vestimentaire fréquemment porté au sud-ouest de cette province.
Une révolte qui se diffuse : la révolte des Bonnets rouges
Ne trouvant pas – ou pas assez à leur goût – chez les nobles ou les ecclésiastiques, le soutien qu’ils escomptent, les révoltés acquièrent l’idée que les élites les trahissent et qu’ils ont partie liée avec le fisc. Ce sentiment de trahison favorise le glissement de la contestation, polarisée jusque-là sur la fiscalité royale, vers les prélèvements locaux, selon le même processus que celui observé à Bordeaux quelques mois plus tôt. La révolte, d’antifiscale, devient donc antiseigneuriale, mais dans les deux cas, les émeutiers ne cherchent pas à tout renverser : il s’agit de lutter contre ce qui est perçu comme excessif et contre les nouveautés. C’est ce qu’expriment les « codes paysans » rédigés début juillet dans le pays bigouden (sud de Quimper) et qui témoignent du rêve d’une société rurale harmonieuse, où chacun est à sa place (mais où l’ascension sociale est possible) et où les prélèvements des seigneurs comme du roi sont limités (ill. 1). Si l’expression bretonne « torreben » (« casse lui la tête ») atteste d’une grande détermination quant aux modes d’action envisagés, elle ne peut masquer que les paysans restent fidèles au cadre institutionnel et politique, et veulent le respect des privilèges accordés en 1532 (au moment de l’union de la Bretagne à la France), attestant par-là de leur pleine conscience du statut de la province.
Cette détermination explique les violences qui se commettent ici ou là, et qui culminent les 11 et 12 juillet avec l’attaque et le pillage du château de Kergoët près de Carhaix. C’est alors qu’émerge le seul chef un tant soit peu identifié, le petit notaire Le Balp, qui se montre actif quelques semaines durant dans ce secteur. Cette détermination se traduit aussi par des descentes musclées chez des notables afin de les faire renoncer aux rentes foncières. Craignant pour leur vie, beaucoup fuient dans les villes proches. Celles-ci restent en effet dans le camp de l’ordre, à l’image de Pontivy, où les bourgeois repoussent rudement les paysans en colère (21 juillet). Tout ceci contribue à donner à la révolte un air de guerre sociale, dont le fondement est le rapport à l’Etat. Par rapport aux révoltes antérieures, en effet, celle de 1675 montre des émeutiers manquant de relais chez les élites, celles-ci ayant largement compris qu’il était préférable de jouer la carte de l’Etat royal dans sa version absolue, de s’en accommoder voire d’en tirer profit, et non de s’opposer à lui. Mais il ne faut pas exagérer la polarisation sociale qui se dessine alors, car il y a des châtelains qui échappent aux fureurs paysannes et il y a des paysans qui ne sont pas solidaires des émeutiers.
Fruit d’un enchaînement événementiel comportant sa part d’imprévu, la révolte a pris une certaine ampleur en raison d’un faisceau de paramètres qui expliquent moins sa naissance qu’une partie des formes qu’elle a prises. L’amorce de difficultés économiques, en particulier dans l’important secteur textile, rend moins supportable une fiscalité royale plus pesante, ceci conduisant d’ailleurs les seigneurs et propriétaires à être eux-mêmes plus gourmands. Le contexte météorologique joue aussi : l’année 1675 est une année particulièrement pluvieuse, qui fait craindre une mauvaise récolte, et en cette période de soudure qu’est le printemps, toucher au prix du tabac augmente les inquiétudes des gens modestes. De plus, cette société bretonne est d’autant plus sous tension qu’elle craint une attaque des Hollandais, qui ont déjà tenté de prendre Belle-Isle l’année précédente. La faible militarisation de la Bretagne fait que l’on compte, en cas de débarquement, sur les populations qui sont d’ailleurs armées et prêtes à intervenir. Ceci conduit à saisir une autre cause de l’embrasement : faute de troupes en nombre suffisant – celles cantonnées à Brest ont ordre d’y rester pour parer à une attaque venue de la mer –, les autorités n’étaient pas en mesure d’éteindre les étincelles avec la même efficacité que dans le Sud-Ouest, où des troupes stationnaient à la suite des événements bordelais. La révolte des Bonnets rouges est donc aussi, si ce n’est d’abord, le fruit d’un raté du maintien de l’ordre.
La fin de la contestation : le pouvoir entre répression et reprise en main
Ce statut de province frontière paradoxalement sous-militarisée permet aussi de comprendre la forme prise par la répression. Constatant l’échec à endiguer le flot contestataire, Louis XIV décide d’agir avec plus de force que jusque-là. Il le fait aussi car il est averti qu’une flotte hollandaise se prépare à intervenir. On lui signale que d’obscurs bordelais et bretons ont été vus en Hollande. A la cour, on se souvient enfin qu’un an plus tôt, une conspiration ourdie par les ennemis de la France a impliqué jusqu’à un membre de l’influente famille de Rohan. Aussi, faute de disposer d’assez de troupes sur place, et afin de prendre de vitesse la flotte ennemie, le roi dépêche sur place 5 000 hommes placés sous le commandement du duc de Chaulnes, gouverneur de Bretagne.
L’entrée dans le secteur insurgé se fait depuis la citadelle de Port-Louis. Elle est précédée par l’annonce, vivement relayée par les élites locales, que seuls les plus obstinés seront punis et que le pardon sera accordé à ceux qui se soumettront et coopéreront. Le message est bien reçu : des communautés viennent demander à être épargnées, et livrent même des noms, voire des réputés coupables. Plusieurs exécutions sont opérées avant même l’arrivée de l’armée. La terreur que celle-ci inspire explique cette attitude mue par la claire conscience que le rapport de force n’est pas en faveur des paysans. Les Bonnets rouges préfèrent se disperser.
Faute de les affronter dans un vaste et sanglant combat tel que ceux que subirent, pour leur malheur, les Croquants du Périgord en 1637, les Nu pieds normands en 1639, les Lustucrus du Boulonnais en 1662 ou encore les Rouristes du Vivarais en 1670, l’armée mène des actions ciblées et pour partie symboliques. Le pays bigouden, qui fut un temps le cœur de la révolte, autour de Pont-l’Abbé, est fortement malmené. Quatre hommes sont pendus, et l’on étête des clochers, violence symbolique qui crée les vecteurs d’une durable mémoire victimaire (ill. 2). A Carhaix, le corps de Le Balp, assassiné par un noble quelques jours avant l’arrivée des troupes, est déterré, et on l’exécute après un jugement. Le père Maunoir, célèbre missionnaire, est embauché pour rappeler au plus grand nombre que le chemin du Salut passe par la soumission au roi et pour accompagner dans la mort les suppliciés. La répression est semble-t-il sévère, mais apparemment sans excès, du fait de la soumission des populations et de la fuite de certains des plus compromis. En outre, les autorités pensent au jour d’après, quand les troupes seront reparties et qu’il faudra reprendre le prélèvement fiscal mais aussi assurer la sécurité des côtes avec l’aide de ceux-là même qui ont pu se révolter.
Pour le pouvoir, il était aussi important de punir les deux villes dont on estime qu’elles ont, par leur exemple, lancé le mouvement. L’armée entre dans Rennes le 12 octobre. La répression frappe d’abord les peuples : quelques hommes de condition modeste sont exécutés et le faubourg le plus tumultueux est évacué. Les élites sont aussi touchées, en particulier par la décision de transférer le parlement à Vannes, ce qui conduit la ville à perdre 20% de sa population – dont la plus fortunée. Beaucoup doivent aussi subir, quelques mois durant, le couteux et désagréable logement des gens de guerre. Un sort comparable est réservé à Bordeaux, bien que les autorités locales y ont, à la différence de Rennes, déjà procédé à des exécutions capitales. A partir du 17 novembre, la ville girondine doit aussi supporter la présence de soldats, l’extension de la citadelle et voit également le départ de son parlement pour Condom. Ce type de punition n’est pas totalement neuf ; l’originalité ici est que les deux cours de justice connaitront un long exil de 15 ans. Quand le pouvoir songera, quelques années plus tard, à doter les villes de province de statues du monarque, ni Bordeaux, ni Rennes ne seront sur la liste des villes retenues.
Enfin, il faut aussi payer les impôts nouveaux. Les Bretons ont tenté, profitant de leurs états provinciaux, d’amadouer le roi, en vain. Mais derrière son évidente dureté commandée par les grandes ambitions du règne, Louis XIV témoigne d’une habile modération propice à assurer l’essentiel, c’est-à-dire l’obéissance et l’argent : aucun magistrat n’est démis ou exilé, les parlements ne sont pas interdits (comme le fut celui de Rouen en 1640), les états de Bretagne sont maintenus et les constitutions municipales laissées en l’état. Cette intransigeance fiscale teintée de pragmatisme socio-politique, qui tranche par rapport aux pratiques des cardinaux-ministres (qui frappaient fort mais louvoyaient fiscalement), explique sans doute pourquoi ce mode de contestation spectaculaire est désormais frappé de péremption : la contestation antifiscale demeure, mais s’exprime plus que jamais sous la forme de la fraude et de la contrebande. Une amnistie vient enfin clore le dossier, sauf pour une centaine de Bretons qu’on sera d’ailleurs incapable d’attraper. L’affaire révèle ainsi, in fine, tant l’habileté de l’Etat absolu que les limites de sa capacité d’action.