La société secrète n’est pas une innovation du xixe siècle : un siècle plus tôt, la franc-maçonnerie est devenue l’archétype de nouvelles sociabilités élitistes et secrètes, revendiquant le cosmopolitisme, structurées autour d’un savoir ésotérique. D’autres sociétés à secret ont existé, au recrutement plus populaire, comme les compagnonnages. Pourtant, la société secrète est associée à la vie politique européenne de la première moitié du xixe siècle. Ces groupes militants clandestins, dont certains comptent plusieurs dizaines de milliers d’affiliés, souffrent des critiques portées par Marx et surtout Engels qui les considérait comme archaïques et coupés des masses. Leurs rituels décontenancent parfois des historiens perplexes face à cette religiosité inattendue. Mais des travaux récents, attentifs aux efforts des acteurs des révolutions pour investir des pratiques traditionnelles et en changer les significations, invitent à reconsidérer leur importance.
Le temps des conspirations contre la Sainte Alliance
Dès les premières années du xixe siècle, la lutte contre l’Empire français a suscité la naissance de nombreuses sociétés secrètes partout en Europe. Mais si certains groupes luttent contre l’impérialisme napoléonien comme le carbonarisme dans le royaume de Naples ou la Tugenbund en Prusse, d’autres défendent l’ordre social prérévolutionnaire comme les Chevaliers de la foi en France ou les calderari napolitains. En 1815, ces dernières se réjouissent de la restauration de l’ordre traditionnel, à la différence des premières qui désirent l’application du principe constitutionnel de la souveraineté nationale. L’engagement de libéraux dans des sociétés secrètes est favorisé par une culture du secret, issue de la franc-maçonnerie. Il est justifié par la conviction que la conspiration est nécessaire dans un moment de transition entre absolutisme et règne de l’opinion publique. Ainsi, à Odessa, dans l’Empire russe, une société amicale travaillant à l’indépendance de la Grèce s’organise à partir de 1814, en grades d’inspiration militaire ou religieuse, et prend le nom d’Hétairie. Les conspirations manquées des années 1816-1817, en France, dans les États italiens, au Portugal, traduisent une effervescence menaçante pour les pouvoirs en place.
En Espagne, le succès du pronunciamento du général Riego contre l’absolutisme de Ferdinand VII, en janvier 1820, lance une vague de contestation sans précédent. À Naples, le carbonarisme triomphe et son nom devient célèbre en Europe. Cette société était apparue vers 1809 en réaction à l’autoritarisme du roi Joachim Murat et sa mainmise sur la maçonnerie. Regroupant des partisans de l’unité italienne, elle emprunte une partie de ses rites à une société à secret, répandue dans le Jura, la Charbonnerie forestière. La répression qui s’abat dans les États italiens n’entrave pas l’apparition d’autres carbonarismes après 1820. Metternich voit dans ces multiples déclinaisons la menace d’une conspiration mondiale. En France, la Charbonnerie est fondée par de jeunes militants qui s’adjoignent des notabilités libérales, les députés Lafayette, Manuel ou Voyer d’Argenson, mais elle n’emprunte que superficiellement certains de ses traits à sa devancière italienne. De même, le général russe Ypsilantis, choisi par les fondateurs de l’Hétairie pour se mettre à leur tête, refuse de considérer sa société comme une imitation du carbonarisme et défend son caractère national et religieux. En Espagne, les opposants les plus radicaux à la monarchie choisissent de fonder, au début des années 1820, une société des Comuneros plus adaptée à la culture politique espagnole.
Si l’image d’une vaste société secrète européenne relève du mythe, la participation de groupes de combattants britanniques et français à la défense de l’Espagne libérale, entre 1820 et 1823, témoigne de la coopération internationale de réseaux européens. Leur échec sonne le glas des espérances du libéralisme révolutionnaire. Les carbonari français se tournent vers l’action légale. Certains partent se battre en Grèce. Mais la conspiration des décabristes en 1825, impliquant des officiers partisans des idées constitutionnelles voire républicaines, vient démontrer que même l’Empire russe n’est pas épargné par le phénomène des sociétés secrètes.
Sociétés secrètes, démocratie et socialisme
Lorsque la révolution éclate à nouveau en 1830, d’abord avec les Trois Glorieuses à Paris, puis en Belgique, les sociétés secrètes n’y jouent qu’un rôle marginal. Néanmoins, elles n’ont pas disparu. Alors que les groupes ultraroyalistes échouent à reprendre le pouvoir en France mais entretiennent leur solidarité avec les carlistes espagnols (les partisans de la branche aînée des Bourbons d’Espagne), les libéraux quittent la voie des conspirations et les réseaux les mieux structurés sont alors liés à la personne de Philippe Buonarroti (1761-1837). Ce Florentin a participé à la Révolution française, soutenant Robespierre et participant avec Gracchus Babeuf à la conjuration des Égaux contre le Directoire. Ses sociétés maintiennent la mémoire de l’expérience jacobine et la survie des idées républicaines et communistes. Au sein de ces groupes, l’initié progresse dans la hiérarchie à mesure qu’il accepte des idéaux de plus en plus égalitaires. Après 1832, Buonarroti tente de fondre ses réseaux (Sublimes Maîtres Parfaits, Veri Italiani, groupes de réfugiés allemands, polonais) dans une nouvelle Charbonnerie démocratique universelle. Les rites de cette société doivent constituer un langage ésotérique commun, compréhensible par ces tenants cosmopolites des Lumières.
Buonarroti se heurte alors à l’influence de Giuseppe Mazzini (1805-1872), démocrate exilé à Marseille puis en Suisse. Le premier prône une République européenne universelle et communiste. Le second est partisan d’une Europe où chaque peuple exercerait sa souveraineté et accomplirait sa mission providentielle dans l’Histoire. Contrairement à Buonarroti qui dirige sa société depuis Paris en s’appuyant sur le secret comme légitimation de son pouvoir, Mazzini met en avant sa propre personne et limite la ritualité au sein des organisations qu’il développe, la Jeune Italie en 1831, puis les déclinaisons nationales, autour de la Jeune Europe en 1834. Son organisation trouve peu d’appuis dans une France où les sociétés secrètes républicaines et socialistes, dirigées à Paris par Auguste Blanqui (1805-1881) et composées de quelques milliers d’artisans et d’ouvriers, s’imposent désormais comme l’opposition la plus violente à la monarchie de Juillet. L’influence de Mazzini décroît dans le monde germanique après son expulsion de Suisse en 1837.
Vers 1840, le monde des sociétés secrètes européennes demeure éclaté. On trouve en France, à Paris, une organisation socialiste et matérialiste, les Nouvelles Saisons, héritière des sociétés de Blanqui et Barbès emprisonnés. En province, notamment à Lyon et dans le Midi, une Charbonnerie réformée se développe de manière originale conservant des formes empruntées au carbonarisme et recrutant également dans les catégories populaires. Dans le reste de l’Europe, deux espaces sont encore des foyers de conspiration. En Galicie polonaise, une insurrection éclate en 1846, soutenue par la Société démocratique polonaise siégeant à Paris. Enfin, en Italie et plus particulièrement dans le royaume des Deux-Siciles, plusieurs insurrections se déclanchent en 1847, annonçant le printemps des Peuples.
Le moment 1848 représente l’apogée de sociétés secrètes, qui revendiquent souvent la paternité de la révolution, et dont le prestige a pu profiter de la fascination du romantisme littéraire pour les conspirateurs. Les militants tentent de poursuivre leur action au sein de clubs ou de sociétés autorisées. Mais la répression, parfois légitimée par le suffrage universel, s’abat vite sur les démocrates et socialistes. Les sociétés secrètes qui résistent à la réaction doivent trouver d’autres moyens d’action et une nouvelle légitimation de l’action violente. C’est la crise d’une certaine conception romantique de la société secrète qui défendait l’idée d’une élite destinée à supplanter ou renouveler les aristocraties de l’Ancien Régime, à instituer un pouvoir politique empreint d’une nouvelle sacralité, conservant parfois la figure du Christ, mais repoussant les compromissions du catholicisme avec les pouvoirs institués.