Le décret du 5 mars 1848 attribue le droit de vote aux Français de plus de 21 ans domiciliés depuis plus de six mois dans la même commune. Bénéficiant de l’aura des marqueurs indélébiles dans l’histoire mondiale des suffrages universels, il éclipse fréquemment le laboratoire électoral que fut la Révolution française. En tablant sur une expression de la souveraineté populaire à travers un système représentatif soumis à la récurrence des scrutins, les acteurs politiques produisent bien plus qu’un chambardement du registre de la légitimité politique : ils contribuent à promouvoir un ordre démocratique dont l’élection devient un pivot. L’histoire des élections est d’abord celle d’une législation qui s’impose sur l’ensemble du territoire. Elle est aussi l’histoire d’une familiarisation avec des dispositifs pratiques rudimentaires (le matériel électoral) qui président à un acte on ne peut plus simple en apparence : « donner sa voix ». Mais qu’est-ce qu’une voix, qui plus est dans un monde rural qui, s’il perd en puissance numérique au cours de la période (au milieu du xixe siècle, 26 millions de personnes, soit 75 % de la population, vivent dans les campagnes ; en 1911, ils sont 22 millions, soit 55 % de la population), conserve un poids électoral sans commune mesure ?
Un homme, une voix, une opinion : le triptyque est bien connu. Il renvoie à ce que l’idéal révolutionnaire promeut et qui se maintient quels que soient les régimes. Si la République lie irrémédiablement son destin à un adoubement par les urnes, n’oublions pas que le suffrage est sommé de garantir pour la monarchie de Juillet comme pour le Second Empire (les plébiscites de 1851, 1852 et 1870) un lien avec le « peuple », ce nouvel entrant de la scène politique post-révolutionnaire. Ce peuple dont on redoute qu’il ne prenne les armes et privilégie la citoyenneté combattante à la citoyenneté électorale est l’objet de bien des attentions : en tant que « force motrice » de l’histoire, il doit être éduqué ; en tant que source primordiale de la légitimité politique, il doit être objectivé et encadré : la candidature officielle que systématise le Second Empire répond à cet impératif. Assurant un continuum de pratiques, le suffrage, censitaire en 1830, universel masculin à partir de 1848, devient l’un des répertoires d’action collective dont la banalisation s’exprime à travers la multiplication des scrutins et l’organisation d’une scène électorale administrée et codifiée.
Normalisation et pacification électorales
Le « sacre » du citoyen électeur consacre en premier lieu la bureaucratisation d’un acte qui, vu du côté des représentants de l’État, n’a rien d’anodin. Opération de recensement et de classement au service du pouvoir, la délimitation du corps électoral nécessite l’établissement des listes des suffragants, leur révision et, le cas échéant, toutes sortes de contestations de la part d’hommes désireux de faire valoir leurs droits. La carte d’électeur s’impose peu à peu pour devenir, sous une Troisième République à la démophilie et à la démopédie proclamatoires, le marqueur symbolique d’une différenciation civique (les femmes votent pour la première fois en avril-mai 1945). Ce qui se passe en amont du scrutin doit être parfaitement cadré puisqu’il en va de la sincérité des résultats. Dès lors, la scène électorale se doit d’être irréprochable au point que l’iconographie du suffrage souligne la perfection d’un acte qui, réitéré le même jour à des millions de reprises, suggère la puissance d’une nation réunie en ses comices – voter où que l’on soit, c’est appartenir in fine à une communauté liée par de semblables intérêts. L’hétérogénéité des premières urnes de la monarchie de Juillet et de la Deuxième République fait place à des efforts d’harmonisation des boîtes du scrutin dans les années 1860. Manifestation d’un espace républicanisé, la mairie, quelquefois contiguë à l’école, s’impose peu à peu comme le lieu civique par excellence. Sous la direction de son président habilité à placer les bulletins dans l’urne, l’éphémère bureau de vote est censé garantir la transparence de la délibération politique personnelle au sein d’un monde d’autant plus bruissant que l’élection, dans la France des villages notamment, fait et défait des réputations. En 1913, obligation est faite d’y placer un isoloir. Elle couronne ce que toute élection est censée être : l’exaltation d’une citoyenneté vertueuse.
Au prix d’une lente familiarisation avec le suffrage, le processus de domestication électorale s’avère être aussi un travail de démarcation sociale. Les quelque 84 % de votants qui se pressent vers les urnes le 21 avril 1848, lors de la première consultation au suffrage universel, sanctionnent par leur faible abstention un intérêt certain – qui ne se démentira pas – pour le répertoire électoral. Inaugurant la très longue série des mobilisations vers les urnes qui s’interrompt avec la Grande Guerre, ils manifestent toutefois une diversité d’attitudes au moment même du scrutin. Parmi les près de 10 millions d’inscrits (ils sont plus de 11 millions en 1914), un tiers a sinon déjà voté, à tout le moins été appelé à le faire. Adossée à une vision capacitaire de la société (en 1846, seuls 250 000 mandants ont le droit de participer aux législatives), la loi du 21 mars 1831 a en effet permis à une proportion non négligeable des hommes les plus imposés de chaque commune (plus de 50 % dans les petites communes) d’élire leurs conseillers municipaux. Conçus par le pouvoir orléaniste comme un banc d’essai démocratique dans le cadre de consultations auxquelles le régime déniait toute qualité politique, ces élections municipales ont été à la fois un laboratoire des usages du suffrage sur l’une des scènes primitives du vote (même si de multiples expériences préalables avaient eu lieu sous la Révolution française et avant elle), une mise à l’épreuve de la performance étatique et une arène où l’on apprend à s’affronter entre adversaires.
Théâtres de l’élection
Il faut donc imaginer la scène électorale à partir de 1848 comme un triple théâtre : le théâtre du polissage d’une pratique ; le théâtre d’un « cens caché » (Daniel Gaxie) ; le théâtre de l’autonomisation d’un espace politique.
Sur le premier point, le dispositif du vote gagne en efficacité et en technicité (les bulletins imprimés (ill. 2) remplacent peu à peu les bulletins manuscrits, les procès-verbaux sont remplis avec plus de soin au fur et à mesure que l’alphabétisation se généralise), et la sanctuarisation progressive du bureau de vote permet de congédier la violence physique. Le théâtre électoral demeure néanmoins un espace sous surveillance qui abrite une conflictualité latente. D’ailleurs, de fréquents incidents et de multiples tentatives de fraudes garnissent toujours un peu plus le tableau des déviances suffragières.
Sur le deuxième point, la banalisation du geste civique, à laquelle contribue l’Église catholique en entrant dans la lice et en indexant le profil du bon chrétien sur son aptitude à soutenir inconditionnellement ses candidats, n’obère en rien ce qu’est le vote : un acte sous contrainte sociale. Se rendre devant une urne n’a pas le même sens pour l’ensemble des mandants. Selon que l’on est un notable ou un métayer beaucerons, un commerçant ou un vigneron du Mâconnais, selon que l’on vit dans l’Allier aux très fortes inégalités foncières ou dans un Limousin aux structures sociales bien plus équilibrées, selon que l’on réside en Corse, où les liens clientélaires s’imposent comme le cadre politique de référence, ou dans une commune-paroisse de la « théocratie léonarde » (nord du Finistère autrement appelé Léon), le théâtre électoral est intrinsèquement le lieu où s’expriment et se reconfigurent les relations sociales. Derrière les résultats des scrutins qui servent à André Siegfried pour bâtir son Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République (1913) – première analyse écologique du vote orientée vers la compréhension des rapports entre distribution des suffrages et caractéristiques d’un territoire –, il y a bien des manières d’être, de penser ou d’afficher un conformisme électoral ou une inclination pour le républicanisme, le cléricalisme, le bonapartisme, le socialisme ou les monarchismes. Il y a surtout des manières de composer avec des loyautés, entre fidélité tacite ou proclamée, possibilité de subversion et inscription dans des traditions. Les ploutocraties rurales qui dominent le plus souvent la vie municipale et entendent conserver leurs positions savent d’ailleurs y faire : tournées vers la fructification de leur capital électoral, elles combinent relations de subordination, travail de séduction et/ou menaces à demi voilées aux fins de peaufiner leur « capital d’éligibilité ».
Enfin, l’autonomisation d’un espace politique obéissant à des règles plus ou moins explicites entraîne l’organisation progressive d’un marché du vote marqué, entre autres, par une division du travail politique et des formes de spécialisation. Contraignant les anciennes élites à endosser un nouveau rôle, la mise en place de l’ordre démocratique s’accompagne d’une professionnalisation politique qui aboutit, au tout début du xxe siècle, à la naissance de partis modernes et à la mise à disposition de biens (les programmes politiques, les professions de foi) (ill. 2) destinés à fixer des opinions. Les comités qui se montent au moment des campagnes électorales assurent dans les chefs-lieux de canton, voire dans les villages, des relais partisans qui contribuent à ancrer, par leur présence et leurs discours, des catégories de perception politiques nationales. En s’en imprégnant, l’électeur accède ce faisant à un univers symbolique qui permet, à partir de problèmes quotidiens, des montées en généralité : à Mazières-en-Gâtine que monographie Roger Thabault, les hommes s’affirment de droite ou de gauche après l’Affaire Dreyfus ; en alimentant nombre de conversations, l’Affaire participe d’ailleurs à l’implantation d’un nouveau clivage.
Si l’historien parvient à documenter les transactions liées à l’économie générale du vote, il se heurte toutefois à un certain nombre de questions : la distance à la politique entre incompétence pratique (la difficulté de se repérer dans l’espace politique) et soupçon à l’égard des représentants de la nation, les conditions de possibilité du désintérêt électoral ou les interactions entre la pratique suffragière et la conscience politique que concrétise la notion d’opinion. Une chose est sûre toutefois : en 1914, le vote est devenu une « institution de repos » – une institution qui n’est pas contestée et que chaque citoyen peut utiliser à sa guise.
Ce que le vote dit de la société rurale
Le vote est intrinsèquement un réflecteur de l’espace social. Loupe grossissante des métamorphoses de la société, il invite à en questionner l’organisation. Ce que l’élection provoque en tout premier lieu, c’est une redéfinition des rapports entre l’individu et la communauté dont l’historiographie, à partir des années 1980, a reconnu l’importance dans l’interprétation des phénomènes de politisation. Ce mouvement a conduit à une meilleure prise en compte de la résistance des collectivités, des sentiments et attitudes qu’elles génèrent et de leur rôle fondamental dans la constitution locale de l’ordre démocratique. L’individualisation du geste et du choix qu’implique le vote télescope ainsi la vision collective du monde dans laquelle baignent les ruraux et fait que le vote communautaire s’érode lentement au point qu’il existe encore dans les années 1870. Portée par l’idéal d’une atomisation du citoyen s’exprimant en conscience au moyen de son bulletin de vote, l’élection est pourtant irréductible au processus d’individualisation qui affecte la société du xixe siècle. Si l’élection met en scène, ne serait-ce que dans les manuels d’instruction civique, le citoyen électeur, ses coulisses font la part belle aux formes collectives de la vie sociale : groupes primaires (famille, parentèle), patronages plus ou moins démocratiques, organisations clientélaires, réseaux dont la plasticité est une ressource au service de la conquête des places… Ébranlement momentané de la communauté, le jeu électoral permet, paradoxalement dans certaines situations, une réactualisation du schème collectif. Analysée par Christian Thibon, la vie politique dans le Pays de Sault (Pyrénées audoises) des années 1848-1914 en est emblématique. Dans une société des maisons (la famille-souche est la norme) rétive aux incursions de l’État, les scrutins locaux confortent le communalisme dont les élites rurales entendent conserver le monopole tout en offrant aux pouvoirs publics un droit de regard sur les affaires courantes des municipalités. Si l’ordre alphabétique sur les listes électorales témoigne de l’individualisation civique, il masque néanmoins la persistance d’un prisme communautaire et coutumier qui s’exprime dans la façon de traiter certaines questions locales (les communaux, par exemple).
En plaçant les sociétés sous tension, le remuement électoral – quand bien même il est éphémère – renvoie aussi à la gestion de la conflictualité dans le monde rural. Dans le Finistère, un tiers des 282 communes du département est touché par une protestation transmise au conseil de préfecture lors des consultations municipales de 1846 et 1848. La liste des griefs est inépuisable : pressions, corruption, bulletins déchirés, menaces… Les enjeux afférents à la conquête du pouvoir local laissent rarement indifférents et les luttes électorales, surtout quand elles mettent aux prises, quelquefois caricaturalement, le « parti du maire » et le « parti du curé » sont une toile de fond d’une démocratie de masse. Pain bénit pour l’historien, parce qu’elle est diserte et laisse des traces, la conflictualité électorale intéresse donc à plus d’un titre. Elle renvoie inévitablement à la question de la politisation, au risque d’établir des corrélations sommaires entre tout affrontement et la formation/confirmation des opinions. Opposant les « rouges » et les « blancs » (ill. 1), les luttes « politiques » intravillageoises occultent souvent des enjeux plus terre à terre. Autant le geste même du votant a un effet politisant dans la mesure où il l’inscrit dans une communauté intrinsèquement politique (la nation en charge de sa représentation), autant la querelle électorale offre quant à elle moins de lisibilité qu’on ne le suggère souvent. Elle offre au surplus de « tester » les ambiguïtés de la politique au village : en dévoilant momentanément les lignes de fracture de la collectivité, les luttes de factions conduisent in fine à la réaffirmation d’un apolitisme revendiqué dans la conduite des affaires de la collectivité. En produisant des clivages, l’élection au village ne cesse en effet de conforter l’utopie de l’unité avec laquelle il s’agit de renouer coûte que coûte. Le « consensus ambigu », selon l’expression de Mark Kesselman, (harmonie politique/disharmonie électorale) sur lequel se construit l’ordre démocratique dans la France des terroirs du xixe siècle se fait aussi dans ce cadre-là.
L’homo suffragens des années 1910 est incontestablement le produit de la longue histoire d’un répertoire d’action collective dont l’existence et l’efficacité sont en concurrence avec d’autres répertoires : la grève et la manifestation, rares dans le monde rural ; la révolte (celle des vignerons du Midi en 1907 pour prendre un exemple). Il est aussi l’acteur d’une croyance démocratique, grand impensé des sciences sociales, dont l’histoire reste à entreprendre. Une chose est sûre : le xixe siècle voit la progressive accoutumance à un régime de vérité (l’ordre démocratique, surtout dans sa version républicanisée) auquel l’élection apporte une part contributive sans commune mesure en attisant toutes sortes d’intérêts. La démocratie de la participation qui se met en place avant la Guerre de 14 raconte d’abord cela.