Diversité du fait impérial et définition de l’empire
Le terme d’empire charrie avec lui le souvenir de l’Empire romain. Il dérive du latin imperium qui désignait indifféremment, dans l’Antiquité romaine, l’autorité politique, le territoire sur lequel s’exerçait cette autorité et la structure étatique par laquelle elle s’exerçait. Durant près de deux millénaires, des formations politiques qui se posaient en héritières de l’Empire romain ont ainsi revendiqué le titre d’empire : les empires carolingien, byzantin et russe, le Saint-Empire romain germanique, jusqu’à l’empire napoléonien et aux empires coloniaux du xixe-xxe siècle. Lorsqu’en 1946 en France, l’Assemblée nationale constituante de la IVe République envisage d’accorder la citoyenneté française à l’ensemble des sujets de l’Empire français, elle se réclame encore du célèbre édit de l’empereur romain Caracalla (212).
Parallèlement, les historiens ont commencé dès l’époque moderne à peupler leurs histoires universelles d’empires extra-européens. Sans avoir jamais revendiqué ce titre, ils étaient jugés, tel l’Empire chinois par exemple, comparables par leur ampleur à l’Empire romain. La liste des formations politiques identifiées comme des empires n’a depuis cessé de croître, à la faveur notamment d’une relecture moins eurocentrée de l’histoire du monde, qui s’attache depuis plusieurs décennies à restaurer la dignité de structures politiques longtemps dénigrées par les historiens. En les qualifiant d’empires, on a ainsi prêté une attention nouvelle à l’histoire de l’Empire du Mali comme à celle de l’Empire vietnamien des Nguyen ou de l’Empire comanche.
Derrière cette diversité d’empires, les historiens ont également mis au jour une diversité de modèles impériaux. Le « Grand État Mongol » (Yeke Mongqol Ulus), par exemple, a ainsi exercé à partir du xiiie siècle, dans toute l’Asie orientale, une influence comparable à celle de l’Empire romain dans le bassin méditerranéen. En même temps que l’expression de « Grand État » se déclinait dans toutes les langues asiatiques, les dirigeants adoptaient une conception expansionniste et universelle du pouvoir, tout en se revendiquant dès que possible de l’héritage de Genghis Khan.
Cette richesse et cette diversité du fait impérial n’ont pas manqué de nourrir les études comparatives et les tentatives d’isoler des éléments de définition universellement applicables à l’ensemble des empires. Parmi les différentes définitions avancées, la plus influente est probablement celle qu’ont proposée en 2010 les historiens Jane Burbank et Frederick Cooper. Pour Burbank et Cooper, l’empire est une entité politique expansionniste, ou avec un passé expansionniste, caractérisée par des « politiques de la différence » : là où l’État-nation est animé par un idéal d’homogénéité, l’empire, qui intègre dans sa dynamique expansionniste des territoires et des populations extrêmement divers, repose sur leur gouvernement inégalitaire et différencié (ill. 1)
Autour du concept d’empire gravitent enfin plusieurs concepts connexes : « l’impérialisme » désigne le processus d’expansion et de domination qui soumet à un pouvoir central des territoires et des populations désignés comme périphériques, ainsi que le soutien politique à ce processus. L’impérialité, quant à elle, désigne les formes que revêt le pouvoir (et notamment ses attributs symboliques) au sein des empires. Celles-ci peuvent également être mobilisées par des entités politiques qui ne relèvent pas des empires : on parle alors de « transferts d’impérialité » (ill. 2).
Empires coloniaux et impérialisme colonial
Les historiens étudient aujourd’hui les empires coloniaux comme un type particulier d’empires. Depuis l’expansion ibérique du xve siècle jusqu’aux décolonisations du milieu du xxe siècle, ils sont caractérisés à la fois par une importante distance géographique entre centres et périphéries et par la domination d’une minorité étrangère sur une majorité locale. Pourtant, jusqu’au dernier tiers du xixe siècle, il n’allait pas de soi pour les puissances coloniales européennes que leurs possessions d’outre-mer constituent un empire. Il faut attendre les années 1870 pour que s’impose, en Grande-Bretagne d’abord, la conception des possessions ultramarines comme un empire, lorsque la reine Victoria prend en 1876 le titre d’impératrice, s’affirmant en Inde comme la continuatrice de l’Empire moghol. Les mises en scène de l’empire, depuis les expositions coloniales jusqu’à la cartographie (ill. 3) achèvent ensuite de conforter cette évidence.
C’est à la même époque que s’impose le concept d’impérialisme. En France, il avait d’abord été utilisé pour désigner le soutien au régime napoléonien, puis avait été repris en 1846 par Jules Michelet pour parler d’« impérialisme romain ». À partir des années 1880, le terme en vient à désigner la politique expansionniste de l’Empire britannique puis, dans les années 1890, celle de la France comme des autres puissances coloniales. Le concept d’impérialisme se stabilise au cours de ce dernier tiers du xixe siècle que les historiens qualifient d’âge du « high imperialism », lorsque le processus d’expansion coloniale bat son plein. Cette expansion coloniale s’articule par ailleurs à l’essor du nationalisme. La France, l’Angleterre et l’Allemagne font alors figure de ce que Christophe Charle a qualifié de « sociétés impériales » et Gary Wilder d’« États-nations impériaux ». L’unification nationale en métropole s’articule aux « politiques de la différence » mises en œuvre dans les colonies, et la possession d’un vaste empire participe du sentiment de fierté nationale – quand bien même les populations européennes n’ont jamais adhéré à ce projet impérial avec autant d’enthousiasme que l’auraient souhaité ses partisans les plus zélés.
Enfin, dans les usages historiens qui en ont été faits depuis, le concept d’impérialisme a permis de rattacher à l’histoire de l’expansion coloniale des formes de domination informelle. Celles-ci constituent ce qu’on a d’abord appelé « impérialisme du libre-échange » (Ronald Robinson et John Gallagher), puis « impérialisme informel » : l’ouverture forcée au commerce international, sous la menace de la force, de pays qui n’ont jamais été colonisés à proprement parler. En outre, l’impérialisme a servi à désigner, dans les études postcoloniales, la persistance de formes d’influence et de domination une fois passées les décolonisations.
1902 : JA Hobson et la première dénonciation de l’impérialisme au Royaume-Uni
En 1902, l’économiste britannique John Atkinson Hobson publie, à l’issue d’un reportage en Afrique du Sud où il a couvert la guerre des Boers pour The Manchester Guardian, l’ouvrage Imperialism: A Study. Il y distingue le colonialisme (la migration d’une partie de la nation vers des terres désertes ou faiblement peuplées, qui élargit le corps national) de l’impérialisme (la domination de territoires et de peuples qui demeurent étrangers au corps national) et analyse le récent essor de ce dernier.
« L’analyse de l’impérialisme et de ses alliés naturels – militarisme, oligarchie, bureaucratie, protectionnisme, concentration du capital et fluctuations brutales des échanges – le désigne comme le principal danger qui menace les États-nations modernes. La capacité des forces impérialistes à détourner les ressources nationales à leur profit privé, en manipulant l’appareil d’État, ne peut être renversée que par l’instauration d’une véritable démocratie […]. L’impérialisme commence à peine à exploiter pleinement ses ressources et à perfectionner l’art de la gestion des nations. En contrôlant la presse, les écoles et, si nécessaire, les Églises, [les politiciens d’affaires] imposent l’impérialisme aux masses sous le couvert séduisant d’un patriotisme tapageur.
La principale source économique de l’impérialisme réside dans l’inégalité des opportunités industrielles, qui permet à une classe privilégiée d’accumuler des excédents de revenus. En quête d’investissements rentables, ces surplus poussent toujours plus loin l’expansion. L’influence de ces investisseurs et de leurs gestionnaires financiers sur la politique d’État assure une alliance avec d’autres intérêts établis, menacés par les mouvements de réforme sociale. L’adoption de l’impérialisme répond ainsi à un double objectif : garantir des bénéfices matériels privés à certaines classes d’investisseurs et de commerçants aux frais du public, tout en soutenant le conservatisme en détournant l’énergie et l’attention du peuple des revendications sociales vers des préoccupations extérieures.
[…] Paradoxalement, certains louent l’impérialisme précisément parce qu’il briserait les frontières étroites des nationalités et favoriserait ainsi l’internationalisme. Certains vont même jusqu’à approuver ou excuser la suppression forcée des petites nations par des plus grandes, sous l’impulsion de l’impérialisme, persuadés que cela ouvrirait la voie à une fédération mondiale et à une paix éternelle. Cette vision de l’évolution politique est profondément erronée.
[De] nombreuses analogies se dessinent avec l’Empire romain. L’essor d’une aristocratie créancière à Rome, composée d’hommes rusés et sans scrupules issus de diverses nations, plaçant leurs créatures aux hautes fonctions de l’État – des « chefs » politiques ou des aventuriers militaires ayant émergé comme usuriers, publicains ou chefs de police dans les provinces – fut caractéristique de la Rome impériale tardive. […] Les vastes revenus tirés du pillage privé des fonctions officielles, du tribut public, de l’usure et des salaires officiels dans les provinces eurent des conséquences désastreuses pour l’Italie. Les Italiens ne furent plus nécessaires ni pour l’agriculture, ni pour l’industrie, ni même pour le service militaire.
John Atkinson Hobson, Imperialism: A Study, New York, James Pott & Company, 1902, p. 381-387
Pour Hobson, le nouvel impérialisme tient à la fois à l’émergence d’un nationalisme chauvin (il a publié l’année précédente une Psychology of Jingoism où il restituait la place centrale de l’empire dans le chauvinisme britannique) et aux évolutions du capitalisme : l’expansion impériale ne bénéficierait qu’à une minorité d’investisseurs et aux hommes politiques conservateurs qui s’y rallient, et ce parce qu’elle détourne la classe ouvrière des rêves de réforme sociale. Une nouveauté qui ne l’empêche pas de mobiliser l’exemple de l’Empire romain tardif à l’appui de sa démonstration – dès qu’il est question d’empire, Rome n’est décidément jamais bien loin.
Cette dénonciation de l’impérialisme ne fait pas alors consensus au sein du mouvement ouvrier, que ce soit en Grande-Bretagne – où la guerre des Boers met justement en lumière l’opposition entre ses partisans et ses détracteurs – ou dans les congrès de l’Internationale. Reste que l’ouvrage exerce une influence déterminante sur la pensée anti-impérialiste, par l’intermédiaire notamment de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme (1917) dans lequel Lénine le cite abondamment. Dès son émergence, le terme d’impérialisme devient ainsi indissociable de la dénonciation du phénomène même qu’il désigne.