L’empereur et Rome, cœurs du gouvernement de l’Empire
En instaurant progressivement le Principat entre 31 av. J.-C. et 14 apr. J.-C., le premier empereur de Rome, Auguste, a durablement placé une forme spécifique de pouvoir personnel au cœur du gouvernement de l’Empire. Les quelque quarante empereurs qui se succèdent entre 98 et 284 sont les lointains héritiers de ce modèle (ill. 1). L’empereur est le princeps, le Premier des Romains auquel le Sénat et le peuple de Rome ont confié un ensemble de pouvoirs et de titres honorifiques qui constituent sa titulature, c’est-à-dire la liste de ses prérogatives et de ses qualités personnelles officiellement reconnues.
L’étude des monnaies (ill. 2a et 2b) montre que la structure de la titulature impériale (les titres portés par l’empereur) reste globalement fixe tout au long de la période. Dans les cas les plus fréquents, elle inclut le prénom Imperator, le surnom Augustus, des pouvoirs spécifiques (la puissance tribunicienne, un pouvoir civil renouvelé tous les ans qui permet de dater les actes d’un empereur), des magistratures (le consulat), des responsabilités religieuses (le grand pontificat), une reconnaissance militaire (le fait d’être acclamé imperator, c’est-à-dire général victorieux par les soldats) ou encore l’attribution de surnoms (cognomina deuictarum gentium) tirés des noms des peuples vaincus, comme Germanicus. Le rôle symbolique et moral de l’empereur est également valorisé : de nombreux empereurs reçoivent le titre de père de la patrie (pater patriae), c’est-à-dire de garant et de protecteur des Romains. Suivant les contextes, des qualités spécifiques peuvent être attribuées à l’empereur : Pieux (pius), Heureux (felix), etc. Cette constance ne signifie pas que le pouvoir impérial s’exerce de façon rigide et homogène entre 98 et 284 : durant cette période, on observe en effet une dynamique de sacralisation et de « monarchisation » de l’empereur. Une fois installé au pouvoir au début du iiie siècle, Septime Sévère (193-211) présente ainsi sa famille comme sacrée (sacra) et s’efforce de banaliser le recours à l’appellation « notre maître » (dominus noster) pour parler de lui.
Par-delà cette tendance de fond, chaque empereur a la possibilité d’appliquer sa propre conception du pouvoir et de l’administration de l’Empire, ainsi que d’engager des réformes structurelles, suivant les contextes et les besoins. Par exemple, pour répondre à des difficultés stratégiques, l’empereur Gallien (253-268) publie en 262 un édit afin de priver des sénateurs de commandements militaires. Cependant, soucieux de valoriser ses liens avec l’élite romaine, Constantin (306-337) revient sur cette décision au début du ive siècle. Derrière ce va-et-vient technique et administratif se devinent, dans le gouvernement de l’Empire, des rapports de force entre de multiples acteurs politiques. C’est ce principe que l’historien Egon Flaig a théorisé en 1992 grâce au concept d’Akzeptanz-System, de « système d’acceptation du princeps ». Loin d’être tout-puissant, l’empereur romain doit composer et négocier au quotidien avec les principales structures sociales romaines que sont l’ordre sénatorial et l’ordre équestre, mais aussi avec le peuple de Rome et les prétoriens, ces soldats stationnés à Rome. Dans bien des situations, les légions disséminées aux frontières de l’Empire peuvent également jouer un rôle politique majeur – quand bien même la cité de Rome reste le cœur de toute légitimité, et un horizon politique indépassable. Proclamé Imperator par ses légions de Pannonie inférieure après les assassinats successifs de Commode et de Pertinax en 193, c’est vers Rome, le centre du monde (caput orbis), que Septime Sévère dirige immédiatement ses troupes. L’appétence toute particulière de certains empereurs pour les déplacements dans l’empire, et dont témoignent les célèbres voyages d’Hadrien (117-138) dans les années 120 et 130, ne remet pas en question la centralité de Rome : Antonin le Pieux (138-161), successeur d’Hadrien, est un empereur sédentaire qui gouverne exclusivement depuis Rome et sa périphérie.
Déléguer et écrire : deux pratiques de gouvernement
Comme un empereur romain ne peut pas gouverner seul, il a besoin de solides réseaux d’information, ainsi que de relais politiques efficaces, à toutes les échelles. Dès l’époque républicaine, les Romains ont subdivisé leur Empire en provinces. Celles-ci peuvent être confiées à des promagistrats (c’est-à-dire à d’anciens magistrats supérieurs, membres du Sénat de Rome, parés du titre de proconsul ou de propréteur), à des légats d’Auguste propréteur, à des procurateurs. Ce sont ces différentes dénominations que recouvre, de façon un peu générique, le terme de « gouverneur » utilisé de nos jours. Aux iie et iiie siècles, l’Empire est structuré en une quarantaine de provinces. Elles ne servent pas qu’à imposer la puissance romaine à des peuples dominés : ces derniers s’approprient en effet assez rapidement les structures administratives romaines, qui leur apportent un cadre et des réponses aux problèmes du quotidien. Les archives d’une jeune femme nommée Babatha, étudiées par l’historienne Agnès Bérenger, prouvent que dans les années 125-132 – soit peu de temps après l’annexion du royaume nabatéen et la création de la Prouincia Arabia – le recours au tribunal du légat d’Arabie s’est déjà imposé comme une norme. Outre le développement de l’échelon provincial, le gouvernement de l’Empire est favorisé par une double dynamique politique et sociale. D’une part, la promotion de l’organisation des communautés en cités (ciuitas) ; d’autre part, la diffusion de la citoyenneté romaine, qui culmine en 212, lorsque l’empereur Caracalla décide de l’attribuer à tous les hommes libres de l’Empire. Ces évolutions contribuent à faire des notabilités locales des partenaires et des relais pour les autorités centrales. Devenues indispensables pour l’ordre et la sécurité dans le monde romain, ces élites peuvent espérer une promotion sociale et jouer, dans le meilleur des cas, un rôle politique à Rome. La composition du Sénat de Rome atteste de leur importance croissante : constitué à hauteur de 24 % par des provinciaux, il en compte 56 % en 284. L’élévation au pouvoir d’empereurs nés hors de l’Italie symbolise cette longue mutation : c’est notamment le cas de Trajan (98-117), né à Italica (Hispanie), et de Septime Sévère, né à Lepcis Magna (Afrique du Nord).
L’importance des élites locales et provinciales explique pourquoi Rome a accordé une vive importance aux relations concrètes et régulières entre les individus, les cités et le pouvoir central. Selon l’historien Fergus Millar, ces relations ont pris la forme d’un gouvernement par la correspondance, c’est-à-dire fondé sur l’écrit. Cette pratique permet de solliciter des responsables, de formaliser des décisions et de garantir sur le temps long les droits des individus et des communautés. De 98 à 284, cela génère une inflation des textes normatifs et informels de tous ordres produits par les autorités romaines : édits, rescrits, constitutions, lettres officielles, correspondance privée, etc. Ainsi, en 138, l’empereur Hadrien écrit une lettre aux citoyens de Naryka (Locride, Grèce) afin de leur confirmer la reconnaissance pleine et entière de l’existence de leur cité dans les archives impériales (ill. 3). Le rôle de l’écrit dans le fonctionnement de l’Empire est tel que certains jurisconsultes, c’est-à-dire des individus spécialisés dans la maîtrise du droit, parviennent à occuper des fonctions hautement stratégiques à Rome. C’est par exemple le cas de Papinien, nommé préfet du prétoire en 205 – une fonction de première importance créée par Auguste et dont les prérogatives sont d’abord militaires, puis s’élargissent progressivement, au fil de la période, aux domaines civil et politique. Il en va de même d’Ulpien, qui détient successivement la préfecture de l’annone (il est ainsi chargé d'assurer l’approvisionnement en grains de la cité de Rome) puis celle du prétoire à partir de 222. Le début du iiie siècle est, sans conteste, le point d’orgue de l’influence des jurisconsultes dans le gouvernement et le conseil à l’empereur.
Ce système ne peut guère fonctionner sans des infrastructures terrestres et maritimes fiables. Plus qu’une maîtrise totale (et chimérique) des territoires, les autorités romaines ont pris grand soin de baliser et de sécuriser des itinéraires précis de circulation. On estime que l’impulsion donnée à la construction a permis d’arriver, entre le courant du iie siècle et le début du iiie siècle, à près de 400 000 km de routes. Certaines d’entre-elles – d’abord appelée uehiculatio au premier siècle de notre ère, puis cursus publicus – sont réservées à la circulation des courriers officiels. Le long de ces routes, des bornes milliaires font office de panneaux d’orientation, et sont le plus souvent ornées d’inscriptions mentionnant des figures impériales de premier plan : pour exister, le pouvoir impérial a besoin d’être connu et reconnu.
L’Empire au temps des Antonins : les fragilités de la Pax Romana (98-193)
Ce mode de gouvernement permet d’assurer la pax et la securitas, c’est-à-dire la tranquillité civile et la sécurité des frontières. Essentiel pour le quotidien des habitants de l’Empire, cet aspect joue un rôle majeur dans le discours de légitimation du pouvoir impérial (ill. 4). La postérité a longtemps considéré que cette mission avait été particulièrement bien assumée par la dynastie des Antonins, celle des empereurs Hadrien et Marc Aurèle, au point d’avoir permis l’avènement d’un « âge d’or ». Tout n’est pas faux dans cette assertion, mais les Antonins, qui n’ont jamais revendiqué une telle ambition, ont parfois été contraints de gouverner dans l’adversité.
Selon l’historien Patrice Faure, la période repose en réalité sur un « équilibre précaire ». En effet, les difficultés ne manquent pas sous les Antonins, bien qu’elles ne remettent pas radicalement en cause le fonctionnement politique et administratif de l’Empire. Ainsi, les rumeurs sur la précarité de l’état de santé (voire la mort) de Marc Aurèle auraient été à l’origine de la tentative d’usurpation menée par le général Avidius Cassius en 175. Mise en échec, cette tentative de conquête irrégulière du pouvoir n’en est pas moins révélatrice des failles structurelles d’un gouvernement central qui affronte, depuis 165-166, la diffusion d’une grave épidémie de variole – souvent qualifiée par les historiens de « peste antonine ». Cette maladie aurait été ramenée par les soldats de Lucius Verus (161-169) après la prise de Séleucie en 166 et aurait profondément affaibli l’armée et, plus largement, le système défensif romain. Événement traumatique qui a marqué les récits livrés par les sources, cette épidémie a longtemps été perçue par les spécialistes comme l’un des points de départ de la (prétendue) décadence romaine.
Cette configuration offre des clés d’explication à la multiplication de tensions et de difficultés des années 169-175 : intrusions des Marcomans et des Quades dans l’Italie du Nord, attaques des Costoboces en Macédoine et en Achaïe (Péloponnèse) au point de menacer la cité d’Athènes, incursions des Maures en Péninsule ibérique, etc. Certes, une contre-offensive permet de rétablir la situation et d’offrir à Marc Aurèle et Commode (180-192) le surnom de Germanicus en 172. Néanmoins, la maladie, les guerres et la tentative d’usurpation participent d’un même mouvement de crise qui nuance sérieusement l’idée d’un gouvernement antonin parfaitement maîtrisé, en opposition avec les résultats des empereurs du iiie siècle.
C’est que les difficultés rencontrées par les Antonins sont révélatrices des fragilités structurelles du pouvoir impérial tel que pensé par Auguste : l’enjeu de la succession et le contrôle des rumeurs centrées sur la personne de l’empereur sont des éléments potentiels de déstabilisation. Porté à son apogée territorial par Trajan, l’Empire est un objet géopolitique progressivement mis sous pression par les peuples extérieurs, ce qui suppose de répartir les légions en différents territoires. Ces dernières sont de fait placées en première ligne de la défense impériale, loin devant le Sénat et l’empereur et au risque de générer de nouveaux pôles de légitimation politique. Dès les Antonins, on perçoit les risques qui peuvent découler de la superposition des difficultés internes et externes, mais cette dynastie parvient à les juguler.
La « crise du IIIe siècle » : les réalités d’une période de recompositions (235-284)
Les historiens ont longtemps perçu la période 235-284, qui s’étend de l’assassinat de Sévère Alexandre (222-235) à l’arrivée de Dioclétien (284-305) au pouvoir, comme un bloc spécifique : la « crise du iiie siècle ». Cette période de « seulement » cinquante ans cumule en effet les fragilités. Disputé, le pouvoir central ne cesse de passer de mains en mains. L’anarchie militaire favorise la remise en cause des chaînes traditionnelles de commandement et de légitimité, au point de rendre possibles les règnes souvent éphémères d’empereurs-soldats. L’instabilité au sommet de l’Empire est frappante : entre 235 et 284, plus de vingt empereurs se succèdent, un rythme jusqu’alors inédit. Les tensions sont telles que l’Histoire Auguste, une source de grande importance dont la nature et le contenu sont très discutés par les spécialistes, qualifie les années 257-268 de période des « Trente Tyrans », une référence au groupe du même nom qui s’était brièvement imposé à Athènes à l’issue de la Guerre du Péloponnèse (431-404 av. J.-C.).
La contestation de la légitimité des empereurs se double d’une remise en cause de l’unité territoriale de l’Empire. Un pic d’usurpations est atteint dans les années 260-270, période durant laquelle des officiers comme Postumus, Laelianus, Victorinus ou encore Tetricus proclament un Empire des Gaules – soit une entité politique et territoriale distincte de Rome, réorganisée afin de faire face à des invasions. Cet exemple a souvent été (sur)interprété comme la manifestation d’un forme de nationalisme gaulois, alors que la fidélité aux pratiques politiques et administratives romaines perdure chez les usurpateurs. Tetricus fait ainsi frapper des monnaies, pratique essentielle pour la stabilité de l’Empire et privilège impérial qui marque et affirme le pouvoir du Prince sur le quotidien des hommes. C’est aussi un moyen privilégié pour diffuser le discours impérial, surtout dans les périodes de crise ou de contestation. Dans le cas de Tetricus, cela lui permet de reprend à son compte les fondamentaux de la titulature impériale et de se présenter comme Imperator, Augustus et Pius, respectueux des traditions. La mention de la Pax, représentée de manière très classique, le place de fait dans la continuité plus que dans la rupture avec la conception romaine du pouvoir (ill.5).
Le iiie siècle ne peut donc pas être réduit à une crise de la puissance romaine. Cette idée est défendue dès 1987 l’historien John R. Patterson dans son article « Crisis: What Crisis? ». S’il y a bien des pics de tensions politiques et militaires, il n’y a pas d’effondrement systématique et irréversible du gouvernement de l’Empire. L’historien Jean-Michel Carrié relève que cette période est tout autant marquée par un essor économique considérable de l’Orient romain que par l’affaiblissement, en raison de la multiplication de raids germaniques, du nord-est de la Gaule. Au fond, la crise est moins une période uniformément négative qu’un moment complexe de recomposition. Le fait militaire en est une illustration. En matière politique, la crise met surtout à l’épreuve la capacité d’action et de réaction des dirigeants. Face à la multiplication des incursions ennemies et au délitement des structures de commandement, des réformes d’ampleur sont impulsées à l’époque de Gallien, dans les années 260. Les militaires dalmates et pannoniens sont valorisés au sein de l’armée afin de renforcer la cavalerie légère. Des membres de l’ordre équestre sont imposés à la tête des provinces, en lieu et place des membres d’un ordre sénatorial jugé peu investi dans la chose militaire. Ces décisions, qui permettent d’ajuster le système de défense et d’attaque de l’Empire, ouvrent la voie aux réformes militaires de Dioclétien, puis de Constantin.