Pendant la période coloniale en Indochine, des dizaines de milliers d’enfants métis sont nés de relations sexuelles entre des hommes venus d’ailleurs (colons, fonctionnaires, soldats, etc.) et des femmes du pays. Ces enfants incarnent le « fait eurasien » bien connu et bien documenté y compris par la photographie. La guerre d’Indochine (1946-1954), avec la présence de nombreux militaires, accentue le phénomène ; le plus souvent, les pères se désintéressent de ces enfants. Dans le contexte de la décolonisation, l’État français a délégué à la Fédération des œuvres de l’enfance française d’Indochine (FOEFI), simple association, la prise en charge d’enfants confiés par leurs mères dans l’incapacité de les élever. En effet, un décret de 1928 permet d’attribuer la nationalité française à un enfant né de père légalement inconnu, mais présumé français. Des années 1940 et jusqu’aux années 1960, 5 000 enfants eurasiens ont été envoyés en France par la FOEFI.
La preuve par l’image
Si la mémoire de ce déplacement est vive chez les Eurasien.ne.s concerné.e.s, son histoire et celle de la FOEFI commencent tout juste à s’écrire. Les sources administratives et associatives mobilisables sont riches et les photographies des établissements d’accueil des enfants (en Indochine et en France) ne sont pas rares. Pour la FOEFI, il s’agissait de faire la preuve par l’image que les foyers étaient bien tenus, que les enfants étaient bien encadrés, que tout était en ordre, contrôlé. Ces photographies, souvent très construites, constituent une source essentielle pour faire l’histoire de la prise en charge des enfants eurasiens.
Par exemple, la photographie n° 1 (« Photo de groupe de pupilles de la FOEFI ») est très classique dans son format et son sujet. Il s’agit de fixer un groupe d’enfants avant leur départ pour la France. Les visages des adultes (ici des religieuses) sont toujours graves ; quant aux enfants, ils savent peu ou prou, avec des sentiments très mêlés, ce qui les attend. Camille (au 2e rang, la 3e à partir de la droite, avec un ruban blanc dans les cheveux) est née en 1948, a été confiée par sa mère à la FOEFI en 1953. Toutes les deux vivent très mal cette séparation. Camille partira pour la France, avec la plupart de ces jeunes eurasiennes, quelques jours après la prise de cette photo, le 13 juillet 1954.
Des photographies révélatrices du lien mère/enfant
Au cours des entretiens individuels réalisés avec une trentaine d’Eurasien.ne.s, j’ai eu accès à des photographies personnelles, bien différentes de celles des archives de la FOEFI, porteuses d’expériences individuelles très difficiles à saisir par ailleurs. Elles permettent en effet de reconstruire historiquement le moment du grand départ de ces enfants eurasiens. Les photographies ont joué un rôle essentiel dans l’événement de la séparation mère/enfant et la construction subjective des Eurasien.ne.s, mais ne sont pas toujours des sources très loquaces pour l’historien. Leur analyse nécessite la prise en compte de différents contextes que seuls peuvent apporter des entretiens avec les témoins concernés. Les photographies présentées ici ont donc été croisées avec des témoignages oraux de personnes qui ont aujourd’hui (en 2020) entre 60 et 85 ans, et sont porteuses d’une parole différée des enfants qu’ils ont été.
André F. est né en 1948 d’un père « inconnu présumé français » dont il ne connaît rien et d’une mère chinoise tenant un petit restaurant à Saigon. Celle-ci le confie à la FOEFI qui l’envoie en France en 1954. Sur cette photographie prise chez un photographe de Saigon en 1952, André pose avec un de ses demi-frères (photographie n° 2).
Les deux frères portent à leur cou une chaînette avec un petit médaillon dans lequel leur mère a placé sa photo. Arrivé en France dans les foyers de la FOEFI, André perd ce médaillon (ou on le lui vole) et donc la photo de sa mère, il n’en a aucune autre. Il ne reverra plus sa mère dont il apprend la mort en 1965 par un oncle du Vietnam. C’est à ce moment-là seulement qu’il récupère ces deux photos : la première que sa mère a gardée toute sa vie (photographie n° 2), la seconde qui aide André à se souvenir de sa mère (photographie n° 3).
Cette photo placée dans le médaillon constitue la preuve matérielle d’un « évènement photographique » (le lien mère/enfant) et pas seulement d’un « événement photographié ». Elle est aussi un artefact, une relique qui permet de matérialiser l’absence de la mère. Ces deux dimensions que l’on retrouve dans le « ça-a-été » de Roland Barthes, expliquent pourquoi ces photographies ont été si fortement investies sur le plan affectif par les Eurasien.ne.s. Les photographies ne jouent pas le rôle d’aide-mémoire mais d’une contre-mémoire, qui prend la place de la mémoire, davantage comme une image de la perte plutôt que de celle de la présence, accentuée encore dans le cas d’André par la perte du médaillon et de la photographie.
La photographie comme support de la reconstruction du passé
Henry D. est né en avril 1948 à Hué, de père inconnu présumé français dont il ne sait rien. Sa mère « très jeune, très docile, très pauvre, probablement rejetée par son milieu », raconte-t-il, vendait de la canne à sucre sur les marchés, mais cela ne lui permettait pas d’élever correctement son fils. En décembre 1950, Henry est confié à la FOEFI et placé dans un orphelinat tenu par les sœurs missionnaires de Saint-Paul de Chartres à Tourane (Danang). Il y est baptisé et est accueilli régulièrement chez un officier et son épouse. Beaucoup plus tard, en 1966, cette femme lui donne une photo sur laquelle il se reconnaît à peine puisqu’il n’en avait aucune de lui enfant (photographie n° 4). Et il raconte :
« J’esquisse un sourire timide à ce capitaine landais généreux qui a accepté en 1953 d’être mon parrain de baptême alors que je n’ai aucun lien de sang avec sa famille. Ma mère bouddhiste avait accepté que je sois baptisé catholique. J’ouvre mes yeux devant la générosité de cet officier français droit et de son épouse qui m’accueillent souvent le dimanche dans leur maison. »
En 2011, grâce à l’un de ses camarades eurasiens, Henry découvre deux photos datant de 1955, dont une prise le jour son départ (photographie n° 5).
« Je suis au deuxième rang, le premier à gauche, à côté des sœurs, un peu caché, anxieux, au pied de l’avion à l’aéroport de Tourane en septembre 1955. Je prends conscience du départ définitif pour Saigon, puis pour la France. Je commence à pleurer. Je comprends que je vais devoir quitter ces religieuses qui se sont si bien occupées de moi depuis 1951, à la place de ma mère. »
Des deux années passées avec sa mère, Henry n’a plus aucune trace : « je n’ai aucune photo de ma mère. Je n’ai aucun souvenir d’elle, ni de sa famille ». La découverte de ces photographies, longtemps après le départ, l’entraîne sans doute à réinventer en partie des souvenirs, aidé en cela par certains détails. Ainsi, Henry se souvient que la religieuse qui effleure de la main le petit garçon du premier rang, avait pour lui une grande affection et était triste de le voir partir. La dialectique qui se joue ici entre les sources iconographiques (photographies) et les sources orales (témoignages) permet en définitive de comprendre que ces photographies sont des archives vivantes inscrites dans les interactions sociales auxquelles l’historien participe en demandant à ces femmes et ces hommes de mettre en récit leur passé.