Souvenirs photographiques du Sud-Annam d’un simple soldat de la Coloniale : la guerre des postes (1946-1949)

Sommaire

Le 5 novembre 1946, le soldat de deuxième classe Anselme Puyo (1924-1970) embarquait à Marseille pour un premier séjour sur les Hauts-Plateaux du Sud-Annam (région de Ankhê), suivi quatre ans plus tard d’un second plus « urbain », partagé entre Can Tho (delta du Mékong) et Saïgon. De ces épisodes, il nous reste quelques dizaines de lettres adressées par avion à sa fiancée, puis future épouse, Simone (ma mère), quelques rares bibelots et, surtout, près de 150 clichés photographiques de type petit format, tous en noir & blanc.

Ces photographies, prises par un simple soldat des troupes coloniales envoyées rétablir l’autorité française en Indochine, témoignent d’une expérience somme toute « ordinaire » des guerres de décolonisation. Celles-ci ne sont pas particulièrement belles – et parfois même franchement « ratées »… –, ni pas plus originales. Toutefois, ce sont ces mêmes caractéristiques qui en font tout l’intérêt, avec des photographies « vernaculaires », sans aucune prétention artistique, des documents bruts qui donnent à voir la guerre, sans pathos, à hauteur de soldat, et permettent de ressentir la dureté de la vie dans des postes perdus dans les montagnes.

L’affectation à Ahkhê : mornes pitons 

Débarqué à Saïgon le 30 novembre 1946 après un voyage en mer de 25 jours, mon père resta juste une semaine sur place, soit bien peu de temps pour découvrir la capitale de la Cochinchine. Et après un fatigant voyage en camions de deux jours pour les Hauts-Plateaux du Sud-Annam, Anselme rejoignait son affectation, un piton « stratégique » situé dans les environs d’Ankhê, un village de colonisation fondé durant l’entre-deux-guerres au sein d’une région « pacifiée » de fraîche date et jusque-là peuplée uniquement par des ethnies montagnardes. Il incorporait alors la 15e compagnie du 4°BMEO (bataillon de marche d’Extrême-Orient) ; celle-ci se composait de deux officiers français, d’une quinzaine de sous-officiers français et autochtones, auxquels s’ajoutaient une dizaine d’hommes de troupe français, caporaux et soldats à l’exemple d’Anselme, et environ 150 tirailleurs autochtones recrutés parmi les ethnies montagnardes, ici, des Djaraïs. Cette cohabitation avec des soldats aux codes culturels situés à des « années lumières » est illustrée par la photographie n° 1 sur laquelle on le voit posant avec trois autres camarades dont un tirailleur autochtone. Cette photographie personnifie l’encadrement de base des BMEO, à savoir des Ires classes, caporaux et caporaux chefs « blancs » comme autochtones, posant au pied de ce qui pourrait être une tour de guet. On peut noter que tous présentent une coiffe différente : Anselme, en tenue de sortie, porte un képi contre un chapeau de brousse type australien et deux calots de différents modèles, mais bien français, pour ses autres camarades.

1. Groupe de camarades, 4° BMEO (environs d’Ankhê, 1947)
1. Groupe de camarades, 4° BMEO (environs d’Ankhê, 1947)

Mon père a connu la guerre des postes, qui a tant marqué ce conflit, à savoir des points d’appui très faiblement fortifiés composés généralement d’une tour de guet, de quelques cases pour la troupe. La photographie n° 2 immortalise les alentours du premier poste pratiqué de longs mois par Anselme. Destinée à être envoyée à sa fiancée, elle le montre plutôt à son avantage, en tenue de sortie « hiver » : l’allure est martiale et décidée, avec les mains sur les hanches, le pantalon bien repassé, la chemisette pas trop froissée et sans auréoles de transpiration, et le calot soigneusement incliné plus que ne le voudrait le règlement, un peu « à la canaille ». Évidemment, cette pause réfléchie avait pour but de le mettre en valeur tout en rassurant quelque peu sa fiancée sur son état physique et ses conditions de vie. L’arrière-plan s’avère tout aussi intéressant : le cliché a été pris sur une partie haute, la butte (ou piton) sur lequel était situé le poste militaire, avec le plateau de Ankhê à relief moutonné qui se devine à l’arrière-plan. La végétation y est rase, correspondant bien à l’expression climacique des conditions stationnelles de ces hauts plateaux du Sud-Annam, à savoir une couverture végétale de type herbacée sur les reliefs (jusqu’à 2 800 mètres pour les points les plus hauts) et une forêt tropicale humide dans les bas-fonds. Aussi pouvait-on, selon les saisons, y étouffer de chaleur le jour et grelotter de froid la nuit. Et, au second plan, nous trouvons deux poules, un abri sommaire (le poulailler ?) et un moï qui chemine sur la sente où pose Anselme. Soit une scène champêtre qui, sans la présence indigène, pourrait rappeler à Simone les riantes collines du pays Basque, si familières.

2. Alentours du poste de Xhou Muè, 1947
2. Alentours du poste de Xhou Muè, 1947

Huit mois après son arrivée, mon père se désolait d’être toujours rattaché à ce même poste qui lui faisait littéralement horreur. Heureusement pour lui, il rejoignait en août 1947 le siège du bataillon, à Ankhé, retrouvant un peu de confort (dont un mess pour les sous-officiers ou encore une chambre individuelle « en dur » et un vrai lit), avant d’être rattaché un mois plus tard à l’important poste situé au col de Mang Yang, situé à mi-chemin entre Ankhé et Pleiku.

3. Départ d’une patrouille, poste du col de Mang Yang sur la RC 19, 1948
3. Départ d’une patrouille, poste du col de Mang Yang sur la RC 19, 1948

La photographie n° 3 représente le départ en opération de deux sections de combat de la 15e compagnie du 4° BMEO, commandée chacune par un sous-officier. Au premier plan, Anselme, alors sergent, pistolet-mitrailleur américain (PM) Thompson à l’épaule et porte-chargeurs au flanc gauche, présente un chapeau de brousse français et des chaussures basses de type « pataugas ». À sa droite, son camarade autochtone, lui aussi sous-officier (et chaussé), est équipé d’une Sten mk 2, pistolet-mitrailleur anglais rustique de la Seconde Guerre mondiale, à manier avec prudence, un choc brusque sur la crosse pouvant déclencher une rafale involontaire… Les tirailleurs, qui vont pieds nus, sont pauvrement habillés et équipés, dotés de fusils anglais Lee Enfield mk 1 calibre 303 réformés. Il est amusant de noter que deux d’entre eux sont pourvus de la gourde métallique modèle 1935. Enfin, les coiffes sont disparates, entre calots et chapeaux de brousse français. À l’arrière-plan, la deuxième section est commandée par un sous-officier autochtone, lui aussi chaussé et en chapeau australien.

Enfin, il faut noter que la photographie, de pauvre qualité notamment sur le plan du contraste, a vraiment beaucoup vécu avec de nombreuses salissures et pliures. On peut supposer qu’elle a été développée sur place dans des conditions précaires et qu’Anselme la gardait sur lui, dans son portefeuille. En fait, je pense que cette photographie illustre un épisode militaire important pour mon père, à savoir le départ d’une expédition lointaine et au long cours (elle dura 5 jours), décrite par le lieutenant Jubin dans ses mémoires, durant laquelle Anselme s’est particulièrement illustré.

Pour conclure, Anselme embarquait pour Marseille le 14 juin 1949 sur le S/S Pasteur, renouant quelques mois plus tard avec Simone. Durant ce très dur séjour, il aura connu un avancement « express », passant en 18 mois du grade de deuxième classe à celui de sergent, obtenu le 25 septembre 1948. Dans les faits, il aura eu très peu de temps pour le tourisme… Et d’ailleurs, il ne tomba pas dans l’imitation d’un exotisme de pacotille. Ainsi, on ne le retrouve pas dans les photographies se mettant en scène sur un pousse-pousse, par exemple. Son regard se sera toutefois « ouvert » à l’altérité au contact des tirailleurs autochtones et des ethnies montagnardes, les photographies ramenées qui leur sont consacrées en constituant une preuve à notre sens indéniable.

Citer cet article

Jean-Yves Puyo , « Souvenirs photographiques du Sud-Annam d’un simple soldat de la Coloniale : la guerre des postes (1946-1949) », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 18/06/21 , consulté le 25/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21596

Bibliographie

Bodin, Michel, « L’utilisation des autochtones dans le corps expéditionnaire français d’Extrême-Orient (1945-1954) », Revue française d’histoire d’outre-mer, t. 81, n° 303, 1994, p. 137-159.

Franchini, Philippe, Ghesquière, Jérôme (dir.), Des photographes en Indochine, Paris, Marval, 2001.

Nghiem Van, Dang, Thai Son, Chu, Hûng, Luu, Ethnies minoritaires du Vietnam, Hanoi, Éditions Thé Gioi, 2016.

Rerat, Patrick, « Les montagnards, peuples autochtones des hauts plateaux du Vietnam central », Cahiers d’outre-mer, n° 214, avril-juin 2001.

Riesen, René, Mission spéciale en forêt moï, Paris, Éditions France Empire, 1955.

/sites/default/files/styles/opengraph/public/Sud%20Annam.jpg?itok=O-cdbJn0