Un empire de papier : l’album 86 de la collection Maitland Dougall

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La collection Maitland Dougall, confiée à l’université de St Andrews par Colin Maitland Dougall en 2013, couvre un siècle d’évolution de la photographie. Constituée par une famille de la landed gentry du Fife (Écosse) comptant plusieurs officiers de la Royal Navy, la collection est représentative des pratiques photographiques familiales des années 1840 aux années 1940. Elle comprend des techniques variées (daguerréotypes, calotypes, tirages albuminés et au gélatino-bromure d’argent) et est complétée par des archives manuscrites (journaux, correspondances et autres). Excepté les daguerréotypes, la quasi-totalité des photographies sont issues des vingt-six albums de la collection. Le plus ancien, constitué à partir de 1848 par Isabella King (née Heriot Maitland), compile des tirages sur papier salé réalisés par certains pionniers de la photographie à St Andrews et témoigne des liens étroits qui unissaient la famille Maitland au cercle restreint des premiers calotypistes écossais. Certains albums, suivant un format de plus en plus courant après 1860, rassemblent dans leurs pages à fenêtres des portraits montés sur photo-cartes de visite. D’autres contiennent des « instantanés » de petit format pris par des membres de la famille après l’invention du premier appareil Kodak en 1888 et sont représentatif de l’avènement de la photographie amateur.

L’album qui porte le numéro 86 a été compilé par le capitaine William Heriot Maitland (1819-1890), Elizabeth-Kinnear Stark Dougall (1824-1900) et leurs quatre enfants entre le milieu des années 1860 et 1880 environ. La période coïncide avec l’apogée du négatif sur verre au collodion, une technique dont les meilleures performances requièrent de sensibiliser, d’exposer et de développer le négatif tandis que l’émulsion est encore humide. Inaccessible au plus grand nombre en raison de sa complexité et du coût du matériel, le procédé était alors essentiellement pratiqué par des photographes professionnels. L’immense majorité des 541 tirages qui constituent l’album 86 sont d’ailleurs issus d’ateliers de photographie commerciale. Ils mêlent des portraits des Maitland Dougall et de leur entourage à des photographies acquises par le fils aîné, William, au gré des escales de son service dans différentes flottes impériales. Ces deux types d’images se font généralement face sur les doubles pages de l’album et, bien que les portraits dominent par le nombre, les formats plus imposants des vues de voyage confèrent une place prépondérante à l’empire britannique et à son bras armé, la Royal Navy (fig. 1).

1. La famille Maitland Dougall et le port militaire de la Royal Navy aux Bermudes, p. 16-17, album 86, vers 1865-1880, collection Maitland Dougall. © University of St Andrews Special Collections.
1. La famille Maitland Dougall et le port militaire de la Royal Navy aux Bermudes, p. 16-17, album 86, vers 1865-1880, collection Maitland Dougall. © University of St Andrews Special Collections.

Les albums photographiques de famille sont des objets discursifs complexes qui se situent dans un espace liminal entre la sphère privée et la sphère publique, entre l’histoire et la fiction et, selon Martha Langford, « entre la généalogie et la saga ». Les discours véhiculés par les albums sont rarement explicites, étant le plus souvent activés oralement par un membre de la famille dépositaire de la mémoire collective. Si les albums de famille deviennent particulièrement hermétiques lorsque cette mémoire est perdue, il est toutefois possible d’en interpréter les vestiges narratifs à travers la sélection des photographies, leur agencement, les annotations qui les complètent et la mise en pages de l’album.

La majorité des portraits de l’album 86 tendent à rationaliser le groupe familial des Maitland Dougall sur un mode généalogique, à promouvoir sa stabilité, à revendiquer son statut social et à exprimer ses allégeances libérales. D’autres cependant mettent en scène la transmission de la vocation navale de père en fils de manière idéalisée (figure 1). L’album réserve également une place d’honneur au membre le plus éminent de la famille, le Rear-Admiral Sir Frederick Lewis Maitland (1777-1839) qui captura Napoléon Bonaparte au large de Rochefort en 1815. Présidant à plusieurs compositions, des photographies de son image sculptée et peinte érigent ce héros national en figure tutélaire veillant sur la Royal Navy et les affectations de son petit neveu (fig. 2).

2. Monument à Sir Frederick Lewis Maitland dans l’église St Ann (base navale de Portsmouth) entouré de treize bâtiments de la Royal Navy ; rade de Saint-Thomas (îles Vierges) et HMS Lord Warden dans le port du Pirée, p. 24-25, album 86, vers 1865-1880, collection Maitland Dougall. © University of St Andrews Special Collections.
2. Monument à Sir Frederick Lewis Maitland dans l’église St Ann (base navale de Portsmouth) entouré de treize bâtiments de la Royal Navy ; rade de Saint-Thomas (îles Vierges) et HMS Lord Warden dans le port du Pirée, p. 24-25, album 86, vers 1865-1880, collection Maitland Dougall. © University of St Andrews Special Collections.
3. Duperly Frères (attribué à), « 3rd West India Regiment », Newcastle (Jamaïque), et cactus géant, p. 23, album 86, vers 1865-1880, collection Maitland Dougall. © University of St Andrews Special Collections.
3. Duperly Frères (attribué à), « 3rd West India Regiment », Newcastle (Jamaïque), et cactus géant, p. 23, album 86, vers 1865-1880, collection Maitland Dougall. © University of St Andrews Special Collections.

Compilées à l’aube du nouvel impérialisme, les photographies acquises par William Maitland Dougall reflètent un regain de l’investissement britannique dans les choses de l’empire et le rôle primordial de la marine pour sa défense et son expansion. En témoignent notamment des tirages collectés pendant le conflit russo-turc de 1877-1878 : des photographies de navires et de bases navales qui mettent en avant le réseau stratégique et la puissance technologique permettant à la Royal Navy de maintenir sa domination globale. Certaines mises en pages véhiculent des anxiétés coloniales, comme des photographies de l’établissement militaire de Newcastle en Jamaïque, qui rappellent tout en l’exorcisant le souvenir de la révolte de Morant Bay en 1865 (fig. 3). D’autres agencements évoquent des formes d’impérialisme plus informelles, comme une double page associant le palais de la légation britannique de Pékin à un navire de guerre amarré dans le port de Tianjin, à 50 kilomètres de la capitale. Ces deux symboles de la politique de la « porte ouverte » permettaient de faire respecter les traités inégaux obtenus auprès de la Chine après la seconde guerre de l’opium et de protéger les ressortissants britanniques (fig. 4). Enfin, la montée en puissance des théories raciales à cette période se lit dans la tendance des auteurs de l’album à classifier les individus et à hiérarchiser des degrés supposés de « civilisation », tant dans les légendes que dans la mise en pages (fig. 5).

4. See Tay, « HMS “Vigilant” – November 1879 / Tientsin » ; « Gin-ric-sha. Kioto » ; « Bridge in Luzon » (Philippines) ; « British Legation – Peking », p. 98-99, album 86, vers 1865-1880, collection Maitland Dougall. © University of St Andrews Special Collections.
4. See Tay, « HMS “Vigilant” – November 1879 / Tientsin » ; « Gin-ric-sha. Kioto » ; « Bridge in Luzon » (Philippines) ; « British Legation – Peking », p. 98-99, album 86, vers 1865-1880, collection Maitland Dougall. © University of St Andrews Special Collections.
5. Portraits de Mary et James Maitland Dougall flanqués de photographies de jeunes femmes japonaises, p. 72, album 86, v. 1865-1880, collection Maitland Dougall. © University of St Andrews Special Collections.
5. Portraits de Mary et James Maitland Dougall flanqués de photographies de jeunes femmes japonaises, p. 72, album 86, v. 1865-1880, collection Maitland Dougall. © University of St Andrews Special Collections.

Dans bien des cas, les photographies sont tout à fait représentatives des productions commerciales de l’époque et du succès de l’iconographie orientaliste. Elles suggèrent ainsi une porosité entre des pratiques touristiques contemporaines et les loisirs des officiers de marine en permission. Du côté de la famille Maitland Dougall, classement et mises en pages indiquent une volonté de créer un petit musée de papier propice à l’armchair travel (loisir consistant à « voyager » par les images tout en restant dans son « fauteuil »). Toutefois, ces photographies jouaient aussi un rôle majeur dans la performance publique de l’identité familiale à une époque où les albums de famille étaient destinés à être montrés et racontés aux invités. Sur ce plan, l’album accorde une place fondamentale à la vocation navale des hommes de la famille. Exprimant une fierté parentale, la surabondance des photographies de voyage dans la seconde moitié de l’album compensait aussi les absences prolongées de William et la retraite forcée de son père pour cause de blessure depuis 1847, tout en camouflant une brèche dans l’histoire familiale : l’exclusion du second fils, Frederick, chassé du foyer en 1878.

Si l’on considère la photographie non pas comme une fenêtre sur le monde mais comme un moyen de mettre en scène le réel, l’étude des albums de familles liées aux empires coloniaux peut donc livrer bien des enseignements sur l’appropriation domestique du fait colonial. En l’occurrence, la création de l’album 86 a permis à la famille Maitland Dougall de déterminer et de promouvoir publiquement son rôle au sein de l’empire britannique et d’en détourner l’image pour privilégier une version idéalisée de son histoire.

Citer cet article

Édouard De saint-ours , « Un empire de papier : l’album 86 de la collection Maitland Dougall », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 21/05/21 , consulté le 23/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21572

Bibliographie

Langford, Martha, Suspended Conversations : The Afterlife of Memory in Photographic Albums, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2001.

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