La Controverse de Valladolid

Les positions soutenues par Bartholomé de Las Casas et Juan Ginès de Sepúlveda devant une junte de théologiens et juristes en 1550, à Valladolid, manifestent le partage dominant au xvie siècle sur les théories qui tentent de définir le statut de l’humanité des Indiens et les modalités de la conquête de l’Amérique. L’ensemble des préceptes rhétoriques et éthico-juridiques à partir desquels cette controverse s’établit n’ont pas manqué de renforcer le fondement métaphysique du droit, de la politique et de l’éthique de la monarchie hispanique qui a régi la conquête du Nouveau Monde.

Frontispice du livre de Bartolomé de LAS CASAS, Narratio regionum Indicarum per Hispanos quosdam deuastatarum verissima: priùs quidem per Episcopum Bartholomæum Casaum, natione Hispanum Hispanicè conscripta, & Anno 1551. Hispali, Hispanicè, Anno verò hoc 1598. Latinè excusa, Francofurti, Sumptibus Theodori de Bry, & Ioannis Saurii typis, Anno M.D.XCVIII.
Sommaire

Deux positions manifestent le partage dominant au xvie siècle sur les théories qui tentent de définir le statut de l’humanité des Indiens et les modalités de la conquête de l’Amérique : celles de Bartholomé de Las Casas et de Juan Ginès de Sepúlveda. Convoqués dès 1550 par l’empereur Charles Quint dans la chapelle du collège Saint-Grégoire, devant une junte de théologiens réputés, tels Domingo Soto, Melchor Cano et Bernardin d’Arevalo, des membres du conseil de Castille et du conseil des Indes et des officiers du gouvernement espagnol, ils doivent apporter une réponse à la question des justes titres de la guerre contre les Gentils.

Le premier jour, Sepúlveda expose pendant trois heures les arguments issus de son traité Democrates alter, sive de justis belli causis apud Indos, qui avait circulé largement quelques années avant la dispute. Il en infère que les Espagnols, de par leur supériorité, ont le droit de dominer et d’imposer le bien aux indigènes qui, en cas de refus ou de résistance, doivent être contraints par les armes. Sepúlveda juge « très graves » les causes pour lesquelles les Indiens doivent être tenus de recevoir « l’empire des Espagnols selon la loi de la nature » (« recibir el imperio de los españoles conforme la ley de naturaleza »), considérant que cette imposition leur serait plus profitable qu’aux conquistadores, puisque « la vertu, l’humanité et la vraie religion sont plus précieuses que l’or et l’argent » (« á ellos há de serles todavia mas provechoso que á los españoles, porque la virtud, la humanidad y la verdadera religión son más preciosas que el oro y que la plata »).

À l’opposé, aux yeux de Las Casas, les Indiens sont pourvus d’entendement et capables de recevoir la doctrine chrétienne. L’évêque du Chiapas affirme dans sa Brevísima relación de la destruición de las Indias Ocidentales, publiée en 1552, que le rôle du Roi Très Chrétien est d’intégrer l’Indien en tant que sujet au corps politique de l’État, non pas par l’exercice du droit divin monarchique, mais par la reconnaissance de sa liberté naturelle et de sa renaissance, du fait de son introduction aux mystères des sacrements.

D’une manière générale, les théoriciens de la seconde scolastique ainsi que les missionnaires ibériques soutiennent cette idée de l’aptitude des Indiens à la foi catholique contre ceux qui les considèrent, comme Sepúlveda, à la lumière des textes d’Aristote, servi a natura, esclaves par nature, dotés uniquement de force physique, d’entendement déficient, et incapables – de par leur inconstance, leur désœuvrement et la pratique des vices contre nature – de l’exercice d’une police. Pour les premiers, c’est le principe de l’obligation évangélique de prédication à toutes les créatures qui régit la politique missionnaire dans le Nouveau Monde, l’effort de la conversion étant un geste chrétien inaliénable du contact avec de nouveaux peuples. L’Indien a ainsi sa place dans la loi naturelle qui fait de tout homme un être créé par Dieu à son image et similitude.

En essayant d’établir les limites éthico-juridiques de la conquête, les thèses néoscolastiques touchent ainsi au point névralgique de la définition de l’aptitude de l’Indien à recevoir la Bonne Nouvelle du salut et à se soumettre à l’empire du Christ. Seule la non-reconnaissance du droit missionnaire peut entraîner une guerre juste contre l’Indien. Si, d’un côté, le principe divin d’obligation évangélique étendu à toutes les créatures fonde la légitimité du droit missionnaire et contraint le prosélyte à l’acceptation de la doctrine, de l’autre côté, les colonisateurs doivent accepter les droits acquis par l’Indien au travers de la relation hiérarchique qui régit son appartenance au corps des fidèles de l’Église. En somme, la prédication pacifique est considérée légitime, s’il n’y a pas d’empêchement au droit missionnaire. La condition de liberté naturelle de l’homme est donc restituée à l’Indien par la loi de la similitude divine. L’esclavage est ainsi un crime spirituel et temporel combattu par les missionnaires d’une manière générale, et en particulier par Las Casas, qui le considère comme un péché mortel.

Au-delà de l’établissement du statut de l’humanité de l’Indien américain, il reste clair que la réalité même de cette dispute ne fait que souligner la « nature légaliste et très catholique » du peuple espagnol, comme le signale Lewis Hanke. C’est-à-dire que l’ensemble des préceptes rhétoriques et éthico-juridiques à partir desquels sont mobilisées les topiques de la controverse ne manquent pas de renforcer le fondement métaphysique du droit, de la politique et de l’éthique de la monarchie hispanique qui régit la conquête du Nouveau Monde. Le « bien commun » du royaume est défini, alors, comme un état d’équilibre des intérêts et des conflits obtenu par la subordination volontaire de toute la communauté du corps mystique à la tête de l’empire, le roi. Les indigènes ont ainsi la liberté de s’intégrer à ce corps mystique en tant que membres subordonnés, puisque la liberté des individus et de l’ensemble du royaume est comprise comme subordination hiérarchique.

Domingo Soto sélectionne les arguments de Las Casas et de Sepúlveda, afin de leur soumettre un sommaire de topiques, avant une dernière réunion du « conseil des Quatorze », tenue en 1551. À part ces documents, contenant les réponses en forme de réfutations, nous ne connaissons pas les détails des procédures mises en place par les théologiens et juristes qui forment cette junte. En tous les cas, la reconstitution des répertoires judiciaires, épidictiques et délibératifs mobilisés dans les arguments de la dispute nous indique son caractère à la fois formel et daté : la controverse est finalement le résultat de la formulation des discours dont l’efficacité dépendait de l’usage de dispositifs persuasifs ainsi que des critères techniques et mystiques orientés par les préceptives de la seconde scolastique. Il nous en reste une « mémoire » produite par Soto lui-même, publiée en 1552, sous la forme de transcription, où non seulement il décrit la « scène » de la disputation, mais aussi où il établit son caractère de modèle, à la fois théologico-politique et rhétorique, à émuler.

Citer cet article

Andrea Daher , « La Controverse de Valladolid », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 08/09/20 , consulté le 25/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21394

Bibliographie

Hanke, Lewis, Aristotle and the American Indians : A Study in Race Prejudice in the Modern World, Chicago, Henry Regnery Company, 1959.

Hanke, Lewis, Colonisation et conscience chrétienne, Paris, Plon, 1957.

[Soto, Domingo] Aqui se contiene una disputa, o controversia: entre el Obispo don fray Bartholome de las Casas, o Casaus, obispo que fue de la ciudad Real de Chiapa, que es en las Indias, parte de la nueva España, y el doctor Gines de Sepulveda Coronista del Emperador nuestro señor [...] Sevilla, Casa de Sebastian Trujillo, 1552.

 

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