Des services de qualité variable
Pour les compagnies, et ce dès les années 1840 et 1850, les migrants représentent une clientèle particulièrement rentable, à une époque où de nombreux Européens pauvres quittent le vieux continent pour l’Amérique, partant notamment d’Europe du Sud et centrale, de Scandinavie et d’Irlande pour tenter de s’enrichir aux États-Unis. Contrairement à la première classe, qui implique luxe, nourriture coûteuse et membres d’équipage nombreux, l’« entrepont » (ce fut longtemps la désignation de ce qui devint ensuite la « troisième classe ») est beaucoup moins exigeant. Quelques membres d’équipage fournissant un repas frugal (quand il était servi) à des passagers entassés dans des dortoirs suffisent. Certains navires sont d’ailleurs spécialisés dans ce transport : une économie supplémentaire est alors permise en réduisant leur vitesse. Contrairement aux passagers fortunés, les migrants ne sont pas au jour près, ce qui permet de diminuer les coûts de combustible, et d’accroître encore la rentabilité.
Mais les flux, même importants, sont limités et les compagnies qui se les disputent sont nombreuses. Très vite dans les dernières décennies du xixe siècle, elles doivent mettre en place des arrangements pour se partager la clientèle et, surtout, donner aux passagers de nouveaux moyens de solliciter leurs services. La concurrence se fait parfois déloyale : ainsi, l’Allemagne tend à empêcher le passage sur son territoire aux migrants prévoyant d’emprunter des navires d’autres nationalités. De façon plus générale, certains ports attirent certaines clientèles : les compagnies britanniques sont ainsi idéalement situées pour transporter les migrants scandinaves et irlandais, tandis que les ports du nord de la France, de Belgique (en particulier Anvers, base de la belgo-américaine Red Star Line) et d’Allemagne attirent une clientèle d’Europe centrale et du Sud. Ceci n’empêche pas certaines compagnies de s’aventurer hors de leur territoire : ainsi, au début des années 1900, les britanniques White Star et Cunard Line ouvrent un service méditerranéen destiné à récupérer un maximum d’émigrants austro-hongrois et italiens. Pour d’autres, comme la française Compagnie générale transatlantique, attirer cette clientèle demande bien des efforts. Dans les années 1880, son conseil d’administration se félicite d’avoir remplacé les wagons sans sièges ni fenêtres de ses trains à migrants par des voitures plus modernes, afin de les inciter à faire le voyage jusqu’au Havre plutôt qu’à Anvers.
À cela s’ajoute une course pour la taille des navires. L’entrepont présente cet avantage qu’on peut y entasser les passagers dans de petits locaux. Ainsi, sur un paquebot français du début du xxe siècle, les passagers d’entrepont voyagent, vivent et mangent dans des dortoirs allant jusqu’à 140 couchages, qui occupent une superficie où, un pont plus haut, moins d’une cinquantaine de passagers de première classe résident dans des cabines de luxe. Certains navires poussent les limites bien plus haut. Ainsi, en 1901, le Celtic, plus gros navire jamais construit alors, peut transporter plus de 2 300 migrants, en plus de ses autres passagers. En 1913, l’allemande HAPAG va encore plus loin en inaugurant une « quatrième classe » sur son Imperator, pour y entasser quelques migrants dans des conditions qui ne sont plus désormais dignes de la troisième.
Des inégalités se dessinent alors. Ainsi, dès les années 1890, les fleurons de la White Star Line proposent à leurs passagers de troisième classe des sanitaires, une salle à manger et des cabines familiales. À l’inverse, encore en 1919, La Lorraine, de la CGT, héberge et nourrit dans de vastes dortoirs des passagers par ailleurs voués à se soulager sur de précaires « bancs creux »…
Un enjeu sanitaire évident
Dans ces conditions, la question de l’hygiène et du traitement des passagers est vite sensible. Si les compagnies y prêtent peu attention, des législations américaines poussent progressivement à améliorer l’espace attribué à chaque passager, au grand dam des entreprises qui se plaignent de voir leur rentabilité diminuée. Ces mesures sont cependant bien insuffisantes. Dans les années 1900, des journalistes américains commencent à se saisir de la question. Certains, notamment, voyagent dans l’entrepont de transatlantiques pour rapporter leur expérience. Le résultat est effroyable : odeurs insoutenables (certains investigateurs ne tiennent pas une journée avant de demander à passer en première classe), locaux jamais nettoyés, nourriture de qualité déplorable (et souvent souillée), promiscuité, vols et parfois agressions.
La question des agressions sexuelles sur les passagères célibataires est, notamment, rapidement traitée avec sérieux par des compagnies désireuses d’éviter les ennuis. Passagers célibataires des deux sexes sont ainsi séparés aux deux extrémités des navires et, souvent, une femme d’équipage est chargée de veiller à la sécurité des migrantes isolées.
Les maladies sont également un sujet épineux pour les compagnies, les États-Unis ayant mis en place de rigoureux contrôles à l’entrée de leur territoire. Tout passager ayant contracté une maladie peut être renvoyé en Europe, aux frais de l’entreprise. Pour éviter cette situation, des contrôles sont mis en place au départ mais, surtout, les passagers d’entrepont sont soigneusement séparés des autres classes, jugées saines par les services de l’immigration.
Enfin, au début du xxe siècle, on voit apparaître aux États-Unis des groupes de pression pour améliorer la qualité du transport des migrants, notamment non anglophones, qui peuvent rarement se défendre face aux compagnies. En effet, pour ces groupes, il est primordial que les migrants aient une bonne image de leur pays d’accueil, image qui passe par leur condition de transport jusqu’en Amérique.
Un trafic en perte de vitesse
L’Amérique, cependant, ne peut accueillir indéfiniment des flux toujours croissants. 1913 est la dernière grande année de cette période, avec plus d’un million de migrants transportés. Après-guerre, en effet, des lois américaines viennent établir des quotas de passagers transportables selon les nationalités d’origine. En 1921 et, plus encore en 1925, le flux s’amenuise fortement. Les critères d’admission se font de plus en plus drastiques.
Bien des compagnies se retrouvent alors avec des navires surdimensionnés, qui ne peuvent plus faire le plein et doivent désormais arriver à New York avant leurs rivaux pour pouvoir débarquer leurs migrants avant que le quota du mois ait été atteint. Pour les entreprises, il devient ainsi urgent de réadapter les navires à ce nouveau paysage. La troisième classe s’éteint ainsi peu à peu, remplacée par la classe « touriste ». Une nouvelle société transatlantique émerge, qui prend son essor dès la fin des années 1920.