Commémorer les abolitions, commémorer l’esclavage
En 2006, la France fait place à l’esclavage des Africains dans le récit national en faisant du 10 mai la journée nationale des mémoires de la traite, de l'esclavage et de leur abolition. Pourtant, en France, la mémoire officielle de l’esclavage s’est longtemps cantonnée à en commémorer l’abolition. Après la seconde abolition de l’esclavage dans les colonies françaises en 1848, les républiques successives entretiennent dans l’ensemble le silence de l’État sur ce passé esclavagiste, au motif qu’il faut tourner la page et « passer à autre chose ». Si les différents gouvernements organisent des cérémonies variées, en particulier après les années 1920, il s’agit surtout d’y commémorer le rôle émancipateur de la République à travers la figure de l’abolitionniste Schœlcher. Ces cérémonies, bien plus discrètes en métropole que dans les colonies – devenues par la suite DOM puis DROM – concernent essentiellement les Antilles françaises, notamment la Martinique et la Guadeloupe, ainsi que la Guyane et l’île de la Réunion. Les statues de Schœlcher qu’on y trouve illustrent la relation paternaliste que la France entretient avec ses colonies d’alors. Après la loi de 1983, qui instaure une journée mémorielle le jour de la seconde abolition, les établissements scolaires et autres institutions républicaines célèbrent Schœlcher. Mais dans le même temps, la contestation du Schœlcherisme devient l’un des principaux ressorts des mouvements caribéens en lutte contre la tutelle française. Cela se manifeste d’abord dans des textes littéraires dénonçant le paternalisme républicain, comme ceux d’Édouard Glissant, mais se retrouve aussi dans les mouvements nationalistes et indépendantistes jusque dans les années 1980. Toutefois, amortie par la départementalisation des DOM, puis par l’échec des mouvements indépendantistes, cette contestation antillaise trouve peu d’écho dans la conscience publique métropolitaine.
Les premières initiatives visant à commémorer dans l’hexagone le rôle joué dans l’histoire nationale par la réduction en esclavage d’Africains émanent de groupes locaux dans des villes portuaires, notamment celle de Nantes. Dans les années 1980 et 1990, des collectifs locaux d’enseignants d’histoire-géographie et de militants caribéens se mobilisent pour que des projets de réinvention urbaine fassent apparaître la trace du rôle joué par la traite dans le développement de la ville. La question s’invite dans le débat politique au niveau national lorsque des militants antillais mènent des actions dans la capitale. C’est notamment le cas en 1998, lorsqu’un mouvement dirigé par un couple d’anciens militants indépendantistes guadeloupéens, Serge et Viviane Romana, organise la première mobilisation de grande ampleur, qui fait entrer ce passé occulté dans la conscience nationale et somme la France de rendre des comptes sur la réduction en esclavage d’Africains dans ses colonies.
Au milieu des années 1990, les Romana réorientent leur action militante vers les communautés antillaises de métropole. Leur priorité est désormais de faire reconnaître l’histoire de l’esclavage comme constitutive du lien unissant la République française et ses citoyens caribéens. Révoltés par le paternalisme qui prévaut dans la préparation du 150e anniversaire de la (seconde) abolition de l’esclavage en 1998, les Romana appellent les associations antillaises à se mobiliser de façon unitaire pour une « marche silencieuse ». La foule qui bat le pavé le 23 mai convainc les parlementaires antillais de l’importance primordiale de la mémoire de l’esclavage pour leurs circonscriptions.
Des initiatives sont alors prises par des parlementaires caribéens pour donner un socle législatif à la commémoration de l’esclavage et à la reconnaissance de la traite transatlantique comme crime contre l’humanité. Après le rejet de trois propositions de loi communistes par le gouvernement socialiste de Lionel Jospin, une mission gouvernementale de conciliation est confiée à une jeune députée socialiste de Guyane nouvellement élue, Christiane Taubira, qui est chargée d’élaborer un projet de loi faisant la synthèse des trois textes communistes. Elle présente ce projet pour la première fois à l’Assemblée nationale le 19 février 1999. Après plusieurs lectures à l’Assemblée et au Sénat et d’intenses négociations, la version finale du texte est adoptée à l’unanimité le 10 mai 2001. Cette loi, dite Loi Taubira, reconnaît la traite transatlantique comme crime contre l’humanité, stipule que les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite des esclaves « la place conséquente qu'ils méritent » et appelle à une collaboration internationale sur la question de la commémoration de l’esclavage. Elle préconise enfin la création d’un comité d’experts chargé d’institutionnaliser la commémoration de la traite et de ses abolitions.
De la CPME au 10 mai
En 2004, sous la présidence Chirac, l’un des articles de la loi Taubira est mis en œuvre avec la création du Comité pour la mémoire de l’esclavage (CPME). La romancière Maryse Condé préside ce comité qui compte alors douze membres. Y siègent surtout des universitaires de renom, comme Françoise Vergès et Nelly Schmidt, mais aussi des militants caribéens, dont Henriette Dorion-Sébéloué, présidente de l’Union des Guyanais et des amis de la Guyane, et surtout Serge Romana. Romana fait désormais autorité sur la question de la mémoire de l’esclavage depuis qu’il a fondé l’association Comité de marche 98. Après le succès inattendu de la marche silencieuse de 1998, le comité se fixe pour objectif principal de trouver une date appropriée pour la journée de commémoration de l’esclavage et de ses abolitions en France. Les directives du gouvernement stipulent que la date choisie devra se rapporter (au moins indirectement) aussi bien à l’histoire de la traite qu’à celle des abolitions. Elle devra également faire l’objet d’un consensus national, tout en évitant d’être trop étroitement associée à une communauté ou une région précise.
Le CPME procède à de nombreuses consultations pour faire un inventaire exhaustif des éléments à prendre en compte pour commémorer l’esclavage et choisir une date, mais il s’avère ardu de trouver un symbole qui puisse concilier la volonté de l’État de prendre ce discours mémoriel en charge et les exigences des Antillais en matière de reconnaissance. Les premières dates envisagées, celles des deux abolitions en France, sont rejetées car symboliquement problématiques : choisir l’une d’elles perpétuerait le discours abolitionniste traditionnel aux dépens de la volonté d’affirmer le caractère criminel de la traite transatlantique. La date finalement retenue par la France pour être la journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leur abolition, celle du 10 mai, ne figure pas dans la première liste de propositions. Elle y est ajoutée après consultation avec Christiane Taubira, car elle évoque un jour « où les élus de la République ont adopté à l’unanimité une loi à la fois ancrée dans l’histoire et universelle ». Les membres du comité ont la conviction que cette date présente le double avantage d’être à la fois le symbole de la reconnaissance de ses crimes par la République et celui du combat des descendants d’esclaves pour faire entendre leur voix. À la solennité républicaine d’une nation qui célèbre son engagement à défendre les droits de l’homme se conjugue une revendication antillaise plus radicale, aux prises avec l’appareil républicain.
Le 30 janvier 2006, le président Jacques Chirac signe le décret officialisant la proposition du CPME de faire du 10 mai la Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions. La première commémoration, le 10 mai 2006, est l’une des dernières actions en ce domaine d’un président française qui reste associé à une politique mémorielle souvent résumée par l’expression « devoir de mémoire », celui de l’État à l’égard de ses victimes. La création de cette journée de commémoration ne marque toutefois pas la fin de la lutte menée par les citoyens caribéens pour la justice mémorielle. La genèse de ce choix du 10 mai est à la fois le révélateur et la source de conflits entre associations, personnel politique et monde universitaire. Ces conflits perdurent et alimentent un débat sur la mémoire de l’esclavage en France : à quoi servent ces commémorations et à qui sont-elles destinées ? Le 10 mai permet aux représentants de l’Etat de reconnaître le rôle important que la réduction en esclavage des Africains a joué dans l’histoire française, tout en investissant cette commémoration d’une signification variable, en fonction des pressions exercées par des acteurs étatiques comme non-étatiques. Il en est toujours ainsi, quel que soit le type de commémoration.