Comment un jeune garçon analphabète devint un maharaja moderne
Si les quelque 500 États princiers de l’Inde n’appartiennent pas, à proprement parler, à l’empire britannique, ce dernier exerce sur eux une forme plus ou moins aiguë de contrôle indirect – notamment en restreignant leur souveraineté diplomatique et en contrôlant soigneusement leurs relations avec les autres pays. Le Baroda est un État princier très riche, grâce à son commerce prospère et à la culture du coton et de l’opium. En 1875, les Britanniques déposent et exilent son souverain, le maharaja Malhar Rao Gaekwad, dans l’espoir de resserrer leur emprise sur l’État. Comme Malhar Rao Gaekwad est sans héritier mâle, sa déposition autorise les Britanniques à choisir son successeur – de préférence jeune et docile, ce qui leur permettrait d’exercer la régence jusqu’à sa majorité. Leur quête de l’héritier idéal conduit les Britanniques jusqu’à Kavlana, à 450 kilomètres au sud du Baroda. C’est dans ce petit village de la présidence de Bombay, contrôlée par les Britanniques, que vit une branche distante de la dynastie Gaekwad.
Les Gaekwad de Kavlana sont une famille de petits fermiers qui a plusieurs fils. Les Britanniques estiment la plupart d’entre eux trop jeunes ou trop vieux pour devenir le nouveau maharaja de Baroda. Ils choisissent Gopal Rao, âgé de 12 ans. Le 17 mai 1875, ce dernier rejoint le Baroda, où il devient le nouveau maharaja, sous le nom de Sayaji Rao III. Analphabète, il n’a reçu aucune éducation et ne parle ni le gujarati ni l’urdu, deux des principales langues de l’État. Il ignore tout du Baroda et de la culture de cour indienne. Durant les six ans que dure sa minorité, Sayaji Rao III est l’objet d’une remarquable expérience pédagogique visant à le transformer en un prince indien modèle – un dirigeant moderne et progressiste, mais également un loyal allié des Britanniques, capable d’étouffer dans l’œuf toute velléité anticoloniale de ses sujets. Les Britanniques confient l’éducation du maharaja à Frederick Elliot, un Écossais ayant fait ses classes à Oxford. Grâce à l’ambitieux programme d’Elliot, le maharaja apprend à parler trois langues – le gujarati, l’urdu et l’anglais – et à maîtriser des disciplines comme l’arithmétique, l’économie politique et l’histoire indienne. Elliot n’est pas seulement le précepteur du maharaja, mais également son tuteur et proche compagnon. Hors de la salle de classe, Elliot est chargé de faire de son protégé un gentleman de cour – discipliné, d’humeur égale, respectueux dans ses actes et ses paroles. L’éducation formelle et informelle d’Elliot permet à Sayaji Rao III de se mouvoir avec aisance aussi bien dans la noblesse indienne que dans les cercles de l’élite impériale, de Calcutta à Londres. Le maharaja reste toute sa vie très proche d’Elliot, qui demeure au Baroda après la fin de sa tutelle officielle. Pendant des années, le lien authentique noué entre Sayaji Rao III et Elliot embarrasse les Britanniques. Ils craignent qu’Elliot ne se soit « indigénisé » – et que sa proximité avec le maharaja ne lui permette plus de garantir les intérêts britanniques au Baroda.
En 1881, le vice-roi de l’Inde confère les pleins pouvoirs à Sayaji Rao III. Désireux d’être un souverain moderne tout en protégeant son autorité, le maharaja encourage la consultation populaire au Baroda, mais de manière limitée. Son engagement en faveur des réformes sociales, notamment dans le domaine de l’éducation, lui vaut cependant une réputation de dirigeant libéral. En 1906, il applique sa principale mesure : la mise en place d’une éducation primaire universelle, gratuite et obligatoire. Le Baroda devient ainsi le premier territoire du sous-continent – que ce soit en Inde britannique ou parmi les États princiers – à réaliser un tel programme.
La fabrique d’un prince indien anticolonialiste
Le projet consistant à faire du jeune souverain un allié fidèle de l’empire britannique échoue en partie. À mesure que le mouvement anticolonial se renforce en Inde, Sayaji Rao III noue des liens avec des activistes considérés comme des « extrémistes » par les Britanniques – il fait du révolutionnaire bengali Aurobindo Ghosh son secrétaire particulier et soutient financièrement l’agitateur « rebelle » Bal Gangadhar Tilak. Alors que les Britanniques surveillent sa cour de plus en plus attentivement, le maharaja réalise qu’il est plus facile de collaborer avec les mouvements anticoloniaux à l’étranger. Durant ses 28 tournées internationales, Sayaji Rao III visite les quatre coins de l’Europe, de l’Amérique du Nord, de l’Afrique et de l’Asie orientale. Il met à profit ces voyages pour rencontrer et financer les acteurs anticolonialistes de la diaspora indienne, depuis les modérés du Congrès national indien vivant à Londres – comme Dadabhai Naoroji – jusqu’aux révolutionnaires des grandes villes de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Il tient des réunions secrètes avec des expatriés indiens connus pour leur engagement dans la lutte pour l’indépendance de l’Inde.
Alors que les autorités britanniques considèrent souvent les voyages des princes indiens comme autant d’occasions dangereuses de les voir succomber aux « tentations de la société européenne » – les relations sexuelles avec des femmes blanches –, c’est par crainte de ses engagements anticoloniaux qu’elles décident de restreindre les voyages du maharaja. Ce dernier ne se laisse pas décourager et utilise ses discours pour promouvoir les voyages comme outil d’éveil national : en permettant de comparer différentes régions du monde, les voyages révèlent les inégalités au sein de l’empire, et poussent les Indiens à remettre en question la légitimité de la tutelle britannique. Afin de faciliter les voyages et les séjours d’étude à l’étranger, le maharaja finance des bourses d’étude en Grande-Bretagne et aux États-Unis – c’est grâce à l’une de ces bourses que B. R. Ambedkar, futur intellectuel, juriste et homme politique issu de la classe des intouchables, accède à un doctorat de l’université Columbia.
De l’anticolonialisme à la politique impériale
Au début des années 1910, les liens de Sayaji Rao III avec les mouvements anticolonialistes radicaux le mènent au bord de la déposition. La Première Guerre mondiale lui fournit une occasion de consolider sa position précaire et d’éviter le sort de son prédécesseur : de 1914 à 1919, il prouve son engagement au service de l’empire britannique par d’importantes donations à l’effort de guerre. La stratégie fonctionne : il est non seulement adoubé Chevalier Grand Commandeur du Très éminent Ordre de l’empire des Indes, mais est également invité à participer aux grandes conférences et rencontres impériales des années 1920 et 1930. Sa participation à la politique impériale de l’entre-deux-guerres réduit le rôle du maharaja dans le mouvement anticolonial, à une époque où Mohandas Gandhi et le Congrès national indien recueillent un soutien populaire massif et font progresser l’Inde sur la voie du self-governement.
Dans l’entre-deux-guerres, les voyages de Sayaji Rao III se limitent de plus en plus à des séjours prolongés dans ses résidences secondaires de Watford (Hertfordshire) et de Blackdown (Sussex). Le souverain n’est pas seulement épuisé par plusieurs décennies de luttes politiques contre l’empire britannique. Sexagénaire, il souffre de maladies chroniques, et connaît une série de deuils personnels. Au début des années 1920, il perd sa première épouse – Chimnabai I, en 1884 – mais aussi cinq de ses sept enfants – deux d’entre eux sont morts très jeunes en 1883 et 1885, et trois de ses fils à l’âge adulte, en 1908, 1919 et 1923. Il meurt à Bombay en 1939, sans avoir pu retourner au Baroda après son dernier voyage à l’étranger.
Durant les six décennies de son règne, le maharaja Sayaji Rao Gaekwad III de Baroda participe aux différentes étapes de la vie politique indienne, depuis l’anticolonialisme révolutionnaire du début des années 1900 jusqu’à l’internationalisme de l’entre-deux-guerres. Les liens internationaux qu’il tisse obéissent au même élan vers l’indépendance qui conduit Mohandas Gandhi en Afrique du Sud, Subhas Chandra Bose au Japon et Muhammad Iqbal en Allemagne. En ce sens, sa carrière est représentative d’un phénomène plus large dans l’histoire de l’Asie du Sud-Est. Le maharaja se distingue cependant de Gandhi, Bose ou Iqbal par son statut de souverain et d’allié symbolique de la domination impériale britannique. L’étude de son parcours permet de mieux saisir le fonctionnement des États princiers : loin de constituer des espaces isolés, ces territoires faisaient partie intégrante du vaste réseau d’individus, d’idées et de ressources qui formaient l’empire britannique, et contribuèrent à sa chute.