Le martyre est une notion essentielle de l’histoire du christianisme, bien qu’on la retrouve sous des formes et avec des significations qui varient d’un monothéisme à un autre. À l’intérieur d’une même tradition religieuse, les figures du martyre sont très diverses et les réactions qu’elles suscitent sont multiples. Elles doivent être replacées dans leur contexte afin de comprendre comment elles furent utilisées, promues, voire contrôlées par les institutions religieuses. Si la notion de martyre renvoie d’abord à l’Antiquité et aux premiers temps du christianisme, elle acquiert une dimension nouvelle à l’époque moderne sous l’impact de deux événements : la Réforme et l’extension de la catholicité à une échelle globale.
L’horizon du martyre au début de la période moderne
Le mot martyr est dérivé d’un mot grec qui signifie « témoin ». Le terme est précocement utilisé pour désigner les victimes de persécutions religieuses, mises à mort pour avoir refusé de renier leur foi. Ces martyrs sont identifiés comme tels par leur communauté, qui confère à leur mort une valeur singulière, à l’origine d’une forme spécifique de sainteté, supérieure à toutes les autres. Dès l’Antiquité, persécution et diffusion du christianisme sont étroitement liées. Comme le souligne Tertullien (ca 160-220), « le sang des martyrs est semence de chrétiens ». Cependant, afin de disqualifier les comportements excessifs et la recherche délibérée de la mort, saint Augustin (ive siècle) précise bien que « ce n’est pas la peine [le supplice] qui fait les martyrs, mais la cause ».
Si les opportunités de martyres ont progressivement disparu à la fin de l’Antiquité et à l’époque médiévale en raison de la transformation par l’Église de la société européenne en une communauté de baptisés, il n’en reste pas moins que le martyre demeure une forme de sainteté particulièrement valorisée, notamment dans la littérature hagiographique. On trouve ainsi de nombreux exemples de martyrs dans les livres d’heures. Les martyrs peuplent la Légende dorée de Jacques de Voragine (ca 1230-1298), publiée en latin en 1260, constamment rééditée par la suite et traduite en de nombreuses langues vernaculaires. Elle demeure une des œuvres les plus lues au xvie siècle, notamment dans les terres de mission comme le Japon, où elle est adaptée en 1591 sous le titre Sanctos no gosagueo. La période moderne reste donc marquée par une « omniprésence de la culture et de la spiritualité du martyre » (Isabelle Heullant-Donat et Charlotte de Castelnau-L’Estoile).
Réactivation du martyre à la Renaissance : impact de la Réforme et extension de la chrétienté
Le martyre redevient d’actualité à la Renaissance, dans le cadre des luttes qui opposent protestants et catholiques. Chaque camp célèbre ses propres martyrs et se constitue ses traditions martyrologiques. Les réformés n’hésitent pas à exalter le martyre de leurs coreligionnaires, tombés sous les coups des catholiques. Jean Crespin recueille ainsi dès 1554 les Actes des martyrs, ouvrage augmenté plus tard par le pasteur Simon Goulart. Calvin lui-même appuie l’initiative de Crespin. Il replace les martyrs huguenots dans le grand récit historique de la chrétienté, dressant un parallèle entre les martyrs de l’Antiquité et ceux de la Réforme, qui sont présentés comme les vrais témoins de l’Évangile. Cependant, les protestants veillent toujours à encadrer étroitement la relation au martyre, rejetant en particulier la tradition hagiographique ; si le sang des martyrs mérite du respect, il ne justifie en aucune manière un culte, comme c’est le cas dans les traditions de l’Église catholique. Cette dernière n’est pas en reste dans la constitution de son propre martyrologe : entre 1566 et 1640, plus de cinquante publications différentes sont consacrées, partiellement ou entièrement, aux persécutions des catholiques anglais, et elles font l’objet de traductions en différentes langues. L’Église se pense comme une forteresse assiégée en Europe, mais qui s’étend en parallèle vers les nouvelles chrétientés outremer.
L’extension de l’Église à partir de la fin du xve siècle ouvre ainsi un nouveau champ pour le martyre. Le désir du martyre devient essentiel dans la vocation religieuse, comme le révèlent les Indipetae, lettres par lesquelles les jésuites justifient leur souhait d’être envoyés en mission, particulièrement dans les terres en proie aux persécutions, comme le Japon à partir du xviie siècle. Ce désir de martyre est entretenu dans les églises et les séminaires de la Compagnie de Jésus par le biais des tableaux dépeignant les supplices infligés aux missionnaires, mais également par les récits de martyre lus pendant les repas. Il existe donc une véritable « théâtralisation » du martyre (Franck Lestringant), qui est perçue diversement par les autorités religieuses.
Entre diffusion et contrôle du martyre
Aussi bien du côté des catholiques que des protestants, le martyre est utilisé pour faciliter la propagande religieuse, en insistant sur la contagion des vocations suscitées par ces exemples, dans la lignée de Tertullien. L’imprimerie joue ainsi un rôle déterminant dans l’accélération de la diffusion des témoignages, et les représentations visuelles du martyre se multiplient par le biais des gravures et des illustrations. L’affaire des trois martyrs protestants du Brésil, précipités dans la baie de Rio de Janeiro en 1558 par le chevalier de Villegagnon, bénéficient ainsi des relais éditoriaux de Paris et de Genève, qui donnent toute sa publicité à l’événement. Côté catholique, le supplice de trois jésuites à Tyburn en 1581 est divulgué dans les mois qui suivent, avec récits de témoins oculaires à l’appui. De même, en ce qui concerne les persécutions outremer, l’arrivée des reliques des martyrs japonais en Europe au début du xviie siècle s’accompagne d’une nouvelle offensive éditoriale, avec la publication en 1623 du De Christianis apud Japonios triumphis par le jésuite Nicolas Trigault (1577-1628). Chaque camp se préoccupe donc de donner de la publicité aux récits de martyre, qui rencontrent un grand succès auprès du public.
Cependant, cette promotion du martyre en Europe ne va pas sans susciter des inquiétudes et des mises en garde de la part des autorités religieuses, en particulier du côté catholique. Au-delà de la volonté d’économiser les troupes, l’Église demeure soucieuse d’éviter les excès que suscite le goût du martyre, suivant une tradition qui remonte à l’époque médiévale. Dès le xie siècle, l’Église a en effet cherché à affirmer son autorité par le biais d’un contrôle plus strict de la sainteté. Cette attitude perdure à l’époque moderne, voire s’accentue : au culte spontané des martyrs par les fidèles, l’Église oppose le respect des procédures des procès de canonisation, dont la direction est confiée à partir de 1588 à la Sacrée Congrégation des rites. À la période moderne, seuls les martyrs japonais de 1597 sont béatifiés par le pape Urbain VIII en 1627. Il faut attendre le xixe siècle pour que la plupart des causes de martyrs de l’époque moderne soient ouvertes et conduisent à une canonisation.