Si l’idée d’une tension entre souveraineté nationale et intégration européenne est aujourd’hui communément répandue dans les courants eurosceptiques et les opinions publiques européennes, un détour par l’histoire de l’Europe à l’époque moderne et contemporaine montre que ce débat s’est longtemps posé en des termes différents. Plusieurs débats historiographiques ont nourri l’étude de cette question. Le premier consiste à s’interroger sur la préexistence de l’idée nationale sur l’idée européenne. Le débat à ce sujet entre Jean-Baptiste Duroselle et Denis de Rougemont a montré que, par bien des aspects, une identité spécifiquement européenne, une forme, sinon d’unité du moins de cohésion fondée sur la Chrétienté, préexiste à la lente émergence des consciences nationales, progressive et plus difficile à dater. La diffusion d’un « modèle européen » par-delà les frontières de l’Europe (vers l’Asie puis vers les Amériques) se pose ainsi à une époque où le continent est dominé par des entités politiques supranationales (les empires, désireux d’établir une hégémonie européenne) ou infranationales (le modèle de la cité-État italienne).
D’autre part, l’idée même d’Europe, à la période moderne et jusqu’au xixe siècle, a souvent été employée comme un instrument de domination par les puissants, l’Europe s’établissant alors par la force et non par le consentement des peuples, et l’idée européenne n’étant alors que l’illustration de ce rapport de forces au service d’une puissance. Ce n’est finalement qu’avec la Révolution française et l’Empire napoléonien que l’idée nationale se mue progressivement en mouvement des nationalités, notamment à travers les réactions contre l’occupant, mais aussi par l’adoption d’une partie de son bagage idéologique et de son refus des entités supranationales qui triomphent au congrès de Vienne (1815). Une partie de l’histoire de l’Europe est donc celle de la lutte entre la volonté de nations de se construire et d’accéder à l’indépendance et la volonté des empires d’imposer un moyen terme, notamment à travers le système des congrès, concert des nations qui voit les grandes nations imposer leurs vues aux petites, comme le symbolise l’entente des trois empereurs conclue à Vienne en octobre 1873.
La période dite des « nationalités » est essentielle car elle soulève plusieurs types de questions ayant trait à la diffusion des idées et des modèles en Europe. L’Europe devient d’abord le théâtre d’une concurrence entre modèles étatiques, que l’on peut résumer, selon la typologie d’Eric Hobsbawm dans Nations et nationalismes en Europe, à l’opposition classique entre modèle français (nation comme État sur un territoire défini reconnaissant son autorité) et modèle germanique (distinction entre nation politique et nation culturelle), qui nourrit les revendications nationales frustrées par le règlement de Vienne en 1815. Plusieurs exemples, comme celui de l’Italie, montrent que ces deux modèles ont été intégrés, mais que le projet national définitif peut résulter d’une forme de compromis plus ou moins achevé entre les deux. Par ailleurs, se pose l’enjeu de la circulation des idées. Hobsbawm distingue trois phases dans la diffusion du projet national, la diffusion du sentiment national dans la population étant selon lui scandée en trois moments : la phase culturelle et littéraire, l’entrée en politique par le biais de groupes de pionniers et de militants, enfin l’adhésion des masses au programme dit national. La mise en place de l’État-nation est donc un phénomène progressif, résultant au moins autant de l’évolution de l’opinion publique que de la réalisation d’un projet politique, jusqu’à incarner progressivement en Europe une « modernité politique », par opposition aux États multinationaux hérités de l’Ancien Régime.
La question des identités et des projets nationaux dans un cadre européen pose donc plusieurs problématiques distinctes, lesquelles constituent des clés d’explication pour comprendre les crises du xxe siècle. La question du lien entre projets nationaux et équilibre des forces en Europe, la question de la circulation des idées et des modèles, certains pays, comme la France de la Révolution, étant porteurs d’un projet « européen » de libération des peuples et d’un « modèle national ». La question, enfin, du lien entre projets nationaux et « modernité politique » en Europe, les modalités de construction nationale influant sur le rapport des différents pays à l’Europe.
À l’époque moderne, l’Europe comme identité commune et comme instrument de domination politique
Les premières définitions de l’Europe, la faisant remonter à l’Antiquité ou au bas Moyen Âge, mettent en avant la civilisation commune aux Européens, que celle-ci soit définie par la Chrétienté et les croisades, ou par le triple héritage défini par Paul Valéry dans sa conférence de 1922 à Zurich : sont européens les hommes soumis à la triple influence romaine (puissance organisée et stable), chrétienne et grecque. En revanche, la plupart des historiens de la période font émerger l’idée nationale avec le traité de Verdun (843), qui sanctionne le morcellement de l’empire de Charlemagne. Dans le cas français, un mouvement historiographique, tracé par Colette Beaune puis par Myriam Yardeni, définit la formation d’une communauté progressive, entre l’époque médiévale et l’époque moderne, ressentie entre nation politique et communauté « ethnique », se fondant sur la fidélité au roi et au catholicisme gallican et sur l’usage de la langue française.
Cependant, la période médiévale et les débuts de la période moderne sont marqués avant tout par une volonté d’unification de l’Europe, par la Chrétienté puis par l’empire continental, dont le double échec va favoriser l’émergence puis le renforcement des nations, avec son corollaire, la nécessaire mise en place d’un équilibre européen comme garantie de la paix.
La première tentative pour bâtir une Europe chrétienne est portée par la papauté, notamment à compter de l’appel à la croisade du concile de Clermont (1095), en tentant de tirer parti de l’extrême morcellement de l’autorité politique régnant à l’intérieur des royaumes. La querelle des Investitures, au milieu du xiiie siècle, montre la volonté des pontifes de se réserver un pouvoir exclusif à l’intérieur des États : selon la formule du concile de Latran (1139), Rome est « à la tête du monde », avec pour principale opposition le Saint-Empire, notamment à l’époque de l’empereur Frédéric Barberousse. Ce projet chrétien se heurte cependant à certaines limites : l’impossibilité de trancher entre projet théocratique et césarisme papal, la scission de la Chrétienté, encore renforcée par la prise de Constantinople par les Turcs en 1453, mais aussi la mise en place progressive des États qui affaiblissent et limitent peu à peu les ambitions pontificales.
La Réforme du xve siècle fragilise encore l’autorité pontificale, la question de la pluralité religieuse, introduite dans la Chrétienté par les réformes luthériennes puis calvinistes, contribuant à l’affirmation des États. Le principe cujus regio, ejus religio, qui implique que les sujets d’un prince partagent sa religion, est en effet à la fois un instrument de contrôle des populations et de légitimation du pouvoir. La réforme anglicane d’Henri VIII est également porteuse de cette dimension politique : en devenant chef de son Église nationale, le roi fait ainsi disparaître toute possibilité de contre-pouvoir ou de limite à l’absolutisme. Dès lors, la Réforme offre pour certains princes l’opportunité de prendre leurs distances avec le pouvoir central, notamment dans l’Empire, et d’affirmer leur indépendance, rupture religieuse et rupture politique étant liées. Ainsi, en Suède, l’affirmation de la Réforme au début de la dynastie Vasa revêt une signification au moins autant politique que religieuse, dans une volonté d’affirmation du royaume de Suède face au Danemark, et qu’une prise de distance du pouvoir royal à l’égard du rôle politique de l’Église. La pluralité religieuse reste en effet rare, à l’exception des Provinces-Unies, de la Suède (le luthéranisme n’y devient obligatoire pour les sujets du roi qu’en 1686) et de la France où l’Édit de Nantes de 1598 fait de la tolérance religieuse une condition de l’apaisement politique, même si la politique de Richelieu impose par la force la dimension catholique du pouvoir royal en réfutant tout « État dans l’État » protestant.
La seconde tentative pour unir l’Europe par-delà les projets nationaux réside dans l’ambition d’établir un empire continental en Europe. Cette ambition, symbolisée par la résistance des empereurs aux initiatives pontificales à la période médiévale, prend un nouveau tour avec l’avènement de Charles Quint en 1516 : les héritages autrichien, bourguignon et espagnol (avec l’empire américain en voie de constitution) rendaient cette ambition envisageable, les rivaux potentiels, comme la France, se trouvant alors encerclés. La résistance française, et notamment le rapprochement avec la Ligue protestante de Smalkade (1531), montre que le principe gallican, assez compatible avec la vision réformée, est finalement instrumentalisé pour constituer une alliance de revers contre le projet impérial. Comme le souligne Fernand Braudel, l’échec de Charles Quint puis le partage de ses biens (Espagne et Pays-Bas pour son fils Philippe, Empire pour son frère Ferdinand) lors de son abdication (1555) clôt une époque favorisant les grands ensembles territoriaux en Europe, la nécessité de bâtir un équilibre européen rendant un rôle aux petites nations. L’implication d’un pays comme la Suède dans la guerre de Trente Ans lui offre alors la possibilité de gagner un rôle d’arbitre des équilibres européens.
L’Europe westphalienne du xviiie siècle et le développement d’une forme de cosmopolitisme européen s’accompagnent cependant d’évolutions fondamentales permettant de redéfinir le sentiment national. Il s’agit d’abord d’un mouvement intellectuel et culturel : comme le souligne Jean-Baptiste Duroselle, l’« Europe française » des Lumières suscite en retour des réactions nationales hostiles, dans des États déjà constitués (Angleterre, Provinces-Unies, Espagne) ou au contraire aspirant à se constituer (Italie). Mais le xviiie siècle est également celui de l’évolution du principe national : le discours de la Flagellation de Louis XV devant le parlement de Paris (1766), en réfutant toute possibilité de distinguer la nation de la personne royale, souligne en creux que ce mouvement est en cours.
L’influence problématique de la Révolution française sur le processus de construction nationale
La Révolution française puis l’Empire ne font pas l’Europe des nationalités. Les divers projets européens de Napoléon (Europe de la Paix d’Amiens, Europe des royaumes familiaux, Europe du système continental, selon la typologie de Jean-Baptiste Duroselle) se heurtent à un commun rejet des populations, et le congrès de Vienne (1815) rétablit dans leurs droits les souverains, la volonté nationale n’intervenant nullement dans la définition du principe de souveraineté. En dehors de la France, du Portugal et de l’Espagne, peu de nations coïncident avec un État souverain : l’autorité du royaume d’Angleterre est ainsi combattue tout au long du xixe siècle par les autonomistes irlandais. On peut y opposer le modèle d’empires supranationaux (Autriche, Russie, Empire ottoman), de nationalités au contraire morcelées entre différentes autorités politiques (Italie, ou Allemagne, les populations de langue et de culture allemande vivant sous autorité russe, autrichienne, danoise, tandis que la confédération germanique de 39 États est contrôlée de fait par l’Autriche) ou quelques modèles semi-nationaux : la Finlande, à qui l’Empire russe laisse une autonomie de fait assez importante tout au long du xixe siècle, le tsar ayant constaté à la Diète de Porvoo (1809) l’existence d’un système administratif performant qu’il réformera peu, ou, plus originale, la Norvège, rétrocédée par le Danemark à la Suède en 1814 et qui, suite à la révolte qui en résulte, voit naître une constitution libérale qui cohabitera avec celle de l’occupant suédois jusqu’à l’indépendance de 1905.
Le lien entre la Révolution française puis l’occupation napoléonienne et les progrès de l’idée nationale ont fait l’objet d’un vaste débat, symbolisé par la formule de Jürgen Habermas : « L’État Nation et la démocratie sont comme des jumeaux enfantés par la Révolution française. Culturellement, ils ont grandi à l’ombre du nationalisme. » En effet, l’historiographie révolutionnaire classique place la diffusion du modèle républicain et plus globalement la contestation des valeurs d’Ancien Régime au cœur de l’accélération de la lutte pour le sentiment national en Europe : de fait, c’est de la Révolution française que naît l’idée de souveraineté de l’État comme émanant de la nation, ce qui fait de la nation une communauté politique avant d’être une communauté culturelle, géographique ou religieuse. On retrouve ici la filiation qui conduira Ernest Renan à définir la nation comme un « plébiscite de tous les jours ». Mais des traditions nationales peuvent apparaître dans la lutte contre l’occupation française, comme le montre l’exemple espagnol : c’est au cours de la guerre d’Indépendance qu’est définie la constitution de Cadix (1812) visant à reconstruire l’Espagne sur un modèle libéral. De même, la constitution suédoise de 1809 restera en pratique jusqu’en 1975, moyennant certains aménagements ! Après Vienne, c’est au nom de cette constitution que la contestation libérale se lèvera contre le souverain Ferdinand VII, occasionnant l’intervention française en Espagne de 1822-1824. Plus largement, l’héritage idéologique de la Révolution française donne du congrès de Vienne de 1815 l’idée d’une « reprise en main » par les empires multinationaux, même si des nationalistes, comme Mazzini, ne seront pas pour autant partisans de « petits États », peu viables : dans sa carte de l’Europe de 1857, Mazzini ne propose que douze nations en Europe.
Peut-on lier construction nationale, modernité politique et démocratie ?
L’histoire du mouvement des nationalités au xixe siècle a conduit à plusieurs débats historiographiques fondamentaux, qui permettent de questionner le processus de formation des États-nations.
Tout d’abord, si les mouvements nationaux fonctionnent par vagues, les influences réciproques sont souvent complexes à déterminer. Le « moment » 1830 en est un exemple : l’indépendance grecque obtenue par le traité d’Andrinople et la conférence de Londres (février 1830) puis les Trois Glorieuses parisiennes de juillet 1830 servent de déclencheur à un mouvement européen, notamment en Belgique et en Pologne. Pourtant, ces mouvements sont peu comparables dans leur signification et leurs objectifs : le mouvement d’indépendance grec s’appuie sur une forte dimension culturelle et religieuse, tandis que sa dimension politique suscite de nombreuses divisions, une branche « militaire » y rejetant toute influence française. Le soutien de la France comme de l’Angleterre et de la Russie à ce mouvement national s’avère nourri d’arrière-pensées, tandis que Metternich s’y oppose comme une remise en cause de la Sainte-Alliance. La solidarité ne s’impose pas non plus entre les mouvements : le gouvernement de Casimir Perier refuse en 1831 d’apporter le moindre soutien au soulèvement polonais, laissant, selon la célèbre formule de l’ambassadeur Sebastiani, « l’ordre régner à Varsovie ».
De même, le « printemps des peuples » de 1848 peut s’interpréter moins comme un mouvement européen que comme des événements simultanés ne répondant pas aux mêmes motivations mais se nourrissant paradoxalement les uns des autres. Le soulèvement français de février, conduisant à la proclamation de la IIe République, nourrit une vague révolutionnaire en Europe au sens où elle sert d’élément déclencheur, de brèche décisive dans l’ordre du congrès de Vienne, brèche dans laquelle une internationale de proscrits, d’exilés de la cause républicaine, comme Mazzini, va s’engouffrer. En revanche, le modèle républicain et les valeurs révolutionnaires de droit des peuples comme corollaire de la souveraineté ne se diffusent guère hors de France. Ainsi, le parlement de Francfort abandonne rapidement le projet républicain pour se tourner vers le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV et lui proposer la couronne afin de « garantir » l’indépendance allemande. En somme, la question de la circulation des idées et des modèles au cours des soulèvements de 1848 reste problématique : dans de nombreux cas, le contexte de soulèvement favorise le réveil de particularismes locaux jusqu’ici étouffés. C’est par exemple le cas à Venise, où Daniele Manin et les chefs de l’insurrection n’envisagent pas une seconde l’intégration de la cité des doges dans un mouvement européen, voire même italien, mais au contraire une restauration de ses antiques traditions et de son indépendance.
Le second débat historiographique, qui en découle, conduit à se demander si l’idée nationale est pleinement assimilable au modèle démocratique. La révolution de 1830 aboutit à la mise en place d’une monarchie en Belgique, comme les mouvements de 1848 poussent plutôt les tenants de l’idée nationale à favoriser des solutions conservatrices. Le lien entre effort national et sentiment républicain est donc fondamentalement minoritaire : seul le mouvement romain de 1848-1849 peut s’en rapprocher. Mazzini envisage en effet une contagion révolutionnaire en Europe comme condition pour garantir la République italienne, en vain : c’est le projet monarchique piémontais, porté par Cavour et Victor-Emmanuel II, qui conduira à l’unité italienne. De fait, la notion même d’unité nationale se heurte à la double définition de la nation, théorisée par la célèbre controverse entre Fustel de Coulanges et Mommsen, plus tard reprise par Renan : la nation est-elle le fait de l’adhésion libre de citoyens à une collectivité politique commune, ce qui fait de la nation le célèbre « plébiscite de tous les jours » ? Il s’agit de la conception mazzinienne qui implique que nationalité et État doivent nécessairement coïncider. On retrouve autour de cette conception la Jeune Europe de Giuseppe Mazzini, qui souhaite opposer cette Europe des peuples et des nationalités à la Sainte-Alliance de Metternich. Au contraire, la conception allemande définit la nation par une commune soumission à un souverain légitime, et par un ensemble cohérent sur le plan culturel et ethnique, le volk. Dès lors, l’adhésion feinte à la politique de défense du principe des nationalités de Napoléon III vise, pour Bismarck et dans une moindre mesure pour Cavour, à mettre en place un État souverain et clos. La construction nationale prime donc sur toute dimension « européenne » : si, en 1852, les Prussiens invoquent le principe des nationalités pour soutenir le soulèvement des duchés danois, et en particulier du Schleswig (qui deviendra prussien suite à la guerre de 1864), en 1853, Bismarck refuse fermement l’adhésion de l’Autriche à la confédération douanière (zollverein), qui a pour seul objectif de favoriser l’unité allemande. Au contraire, l’idée qu’il n’y a pas de place pour deux en Allemagne conduit à une construction de la nation ferro et igni, par le fer et par le feu. La dimension européenne du projet bismarckien intervient plus tard quand, à travers l’Europe des congrès de la paix des années 1870, il s’agit de maintenir un système d’alliances et un équilibre européen en découlant qui, en privant la France de toute possibilité d’alliance, lui interdit toute guerre de revanche.
Se pose enfin la question de la « modernité politique », celle-ci pouvant prendre plusieurs formes, définies par le politiste norvégien Stein Rokkan : un modèle ouest-européen (rôle fondateur de la bourgeoisie commerçante et capitaliste, intégrée aux courants européens et sensible à la circulation des idées, importance fondamentale des villes comme lieu de constitution d’une société civile), un modèle est-européen (États militarisés et hiérarchisés, structure agraire féodale, rôle d’une noblesse conservatrice) et un modèle scandinave, qui peut apparaître comme une troisième voie : une paysannerie propriétaire jouant un rôle dans la progressive démocratisation, mais la persistance en Suède d’une aristocratie assumant une mission fondamentale dans la mise en place de l’État moderne. Les soubresauts européens sont également d’importance au Danemark où le soulèvement des duchés du Schleswig-Holstein en 1848 nourrissent paradoxalement, alors que la couronne les réprime militairement, une revendication intérieure de libéralisation qui se traduit par l’adoption de la constitution de 1849 (responsabilité des ministres devant le Parlement, élargissement du corps électoral aux hommes indépendants de moins de 30 ans).
Construction nationale et remise en cause des équilibres européens
La cristallisation des nations italienne et allemande au début des années 1870 ouvre paradoxalement une ère d’équilibre des forces, mais aussi de montée des tensions en Europe, les rivalités nationales se déplaçant un temps dans le domaine de la conquête coloniale. La période qui s’ouvre alors est donc paradoxalement très peu favorable aux mouvements nationaux émergents, le congrès de Berlin de 1878 au sujet de la crise des Balkans démontrant à l’envi combien l’Allemagne, ancienne championne des causes nationales, entend désormais neutraliser celle-ci au profit d’un maintien de l’équilibre européen. Cette conférence vise en effet à limiter les effets de la victoire russe pour maintenir l’existence d’un Empire ottoman pourtant déclinant, et surtout de contenir le mécontentement de l’Angleterre et de l’Autriche-Hongrie face aux avancées russes dans la zone des détroits ainsi qu’en Europe centrale. La division de la péninsule balkanique en petits États, qui vise à rendre ceux-ci dépendants d’alliés plus puissants, quitte à briser dans l’œuf les ambitions nationales de certains, comme la Bulgarie (dont plus de la moitié du territoire défini lors du traité de San Stefano reste finalement soumis à l’autorité ottomane, directe ou indirecte), démontre combien la diplomatie du concert européen enserre les revendications nationales dans une conception assez contraignante des équilibres européens.
On peut donc considérer que, durant la période précédant le conflit mondial, les mouvements nationaux sont mis sous le boisseau des rivalités de puissance en Europe, les évolutions n’ayant réellement lieu qu’au sein des périphéries européennes, avec l’indépendance de la Norvège à l’égard de la Suède en 1905, tandis que la Première Guerre mondiale amène l’indépendance finlandaise en 1917. En revanche, ces mouvements nationaux et la crise durable de l’Empire ottoman jouent un rôle fondamental dans la mise en place du conflit, puisque les crises balkaniques remettent en cause le projet de balkanisation bismarckien. La volonté de puissance de la Serbie nourrit considérablement la montée des tensions entre l’Empire russe et l’Empire autrichien, les deux guerres balkaniques pouvant être considérées comme des répétitions du conflit mondial.