La construction des États-nations au xixe siècle : l’exemple italien

La construction de l’État-nation italien est l’un des principaux mouvements nationaux européens du xixe siècle. D’abord portée par des patriotes qui s’opposent à l’ordre européen du congrès de Vienne, elle est ensuite captée par la monarchie piémontaise, qui transforme à partir de 1848 un projet de communauté en un projet de territoire dont elle est à la tête. Mais les limites à ce mouvement national, révélées par les conflits multiples qui traversent la péninsule Italienne dans les années 1860, posent la question de l’efficacité de la politique nationale de l’Italie unie : contre des efforts jugés insuffisants de la part de la monarchie, se développent des conceptions alternatives de la nation qui entendent défendre sa place dans un ordre international fortement recomposé à la fin du xixe siècle. Les acteurs que le Risorgimento a mobilisés, sa chronologie et ses limites relèvent de dynamiques transnationales fortes et sont emblématiques des processus sur lesquels a reposé, au xixe siècle, la construction des États-nations européens.

Gaetano Capone, Viva il Re !, huile sur toile, 1884, Naples, Musée de Capodimonte.
Sommaire

La construction des États-nations constitue l’une des principales dynamiques politiques du xixe siècle européen, dans un contexte diplomatique fortement déterminé par le congrès de Vienne (1814-1815). Le cas de l’Italie permet de saisir les modalités, les temporalités et les limites des constructions nationales européennes de l’époque.

Dans le contexte de la restauration des monarchies traditionnelles des États italiens en 1815, la construction de la nation italienne est d’abord celle d’une communauté imaginée unie par des dynamiques culturelles et historiques convergentes. Le mouvement que ses propres acteurs qualifient de Risorgimento dès la fin des années 1840 – c’est le titre du journal lancé par Camillo Benso di Cavour (1810-1861) à Turin en décembre 1847 – consiste en un appel à la « résurrection » de l’Italie, entouré d’une forte légitimation religieuse. Pour autant, ce mouvement est à comprendre comme un processus à plus long terme, dont les prémices remontent à la fin du xviiie siècle. L’idée nationale italienne, bien que diffusée pendant les années de la domination napoléonienne (1796-1814), peine à se maintenir au moment de la Restauration, et ses partisans s’agrègent alors à un mouvement européen d’opposition au congrès de Vienne. Ils participent ainsi à des révolutions étrangères (Espagne, Grèce) qu’ils envisagent comme les laboratoires d’une possible révolte à mener en Italie. Dès lors, l’idée de construction nationale est subordonnée à celle de la libération du territoire, et profite de circulations européennes dans lesquelles les sujets italiens en exil en France et en Grande-Bretagne occupent une place importante.

Les révolutions de 1830 et de 1848 constituent deux étapes majeures dans l’affirmation des projets d’indépendance et de réunion nationale des Italiens, comme pour d’autres nationalités européennes (Allemands, Polonais, Hongrois). Ils sont en grande partie portés par des démocrates, à l’image du Génois Giuseppe Mazzini (1805-1872) qui, en 1831, en exil à Marseille, y fonde le groupe Jeune Italie. Mais le courant mazzinien ne saurait être tenu pour représentatif de l’ensemble des revendications des patriotes italiens : il peine à s’imposer dans le Royaume des Deux-Siciles où les projets nationaux continuent de s’appuyer sur des acteurs et des pratiques de mobilisation locaux. Surtout, les années 1840 voient se développer un imaginaire religieux de la nation, en particulier chez une partie des libéraux modérés qui se reconnaissent dans les théories du prêtre turinois Vincenzo Gioberti (1801-1852), pour qui l’Italie doit se constituer comme une fédération unie autour de la papauté. De fait, le pape Pie IX, élu en 1846, est dans un premier temps populaire auprès des patriotes italiens – avant son évolution conservatrice à partir du printemps 1848 –, ce qui permet à la papauté de s’associer au mouvement national.

Après l’échec généralisé des révolutions de 1848, le mouvement en faveur de l’indépendance de l’Italie est progressivement capté par la monarchie piémontaise, autour du roi Victor-Emmanuel II et de son ministre Cavour. Ils construisent, à côté de la voie démocratique de la construction nationale, une voie monarchique appuyée sur le libéralisme politique et économique. Son succès s’explique par le déploiement d’une large propagande culturelle, à travers l’implication décisive d’artistes et d’écrivains, dont le compositeur d’opéra Giuseppe Verdi (1813-1901) est l’un des plus significatifs. Les ambitions italiennes du Piémont se présentent ainsi sous la forme d’un projet de territoire, qui passe d’abord par l’annexion de la Lombardie et du Royaume des Deux-Siciles (1860), puis de la Lombardie-Vénétie (1866) et enfin des États de l’Église au lendemain de la prise de Rome (1870). Les guerres ont donc joué un rôle fondamental dans l’unification de l’Italie, qu’elles aient opposé les partisans de l’Italie aux occupants militaires (Autriche) ou à leurs compatriotes hostiles à la construction nationale. Elles consacrent la place de héros militaires comme le Niçois Giuseppe Garibaldi (1807-1882), objet d’un culte populaire qui dépasse la seule péninsule Italienne pour devenir une figure phare des combats nationaux et démocratiques en Europe.

Cependant, aux lendemains immédiats de la proclamation du royaume d’Italie, en 1861, des oppositions de plus en plus radicales au nouvel État-nation apparaissent. Plus largement ressort l’inadéquation du projet italien voulu par la monarchie piémontaise avec une société italienne inégalement acquise à la cause nationale. Le mot d’ordre attribué au patriote piémontais Massimo D’Azeglio en 1861, selon lequel « l’Italie est faite, il reste à faire les Italiens », explique la mobilisation précoce d’une politique de nationalisation des masses par la monarchie. L’école constitue un instrument majeur de ce dispositif : elle a fait l’objet d’un effort de normalisation juridique (lois Casati de 1859 et Coppino de 1877), appliquée à l’ensemble du territoire italien pour enseigner la langue italienne et le patriotisme aux jeunes enfants. Des initiatives de la société civile ont renforcé ce dispositif, à l’image du principal roman scolaire italien, le Cuore, publié en 1883 par le Piémontais Edmondo De Amicis (1846-1908). La politique monumentale engagée par le nouvel État, dont la principale réalisation est le mausolée en l’honneur de Victor-Emmanuel II, inauguré à Rome en 1911, s’inscrit dans la même perspective de nationalisation de la société italienne.

Mais ces efforts pour construire une communauté italienne réellement unifiée sont à la fois la conséquence et la limite du caractère inachevé de la construction nationale, dont la guerre menée par les brigands du Mezzogiorno dans les années 1860 est l’un des épisodes les plus significatifs. Le caractère bureaucratique et centralisé du nouvel État italien entre en effet en contradiction avec le fonctionnement local des structures sociales traditionnelles. Il explique le succès des mafias, qui se développent dans les années 1860 comme des contre-sociétés locales et clientélaires, face auxquelles les pouvoirs publics révèlent leur impuissance. Le difficile contrôle du territoire italien face à ces oppositions, pour la plupart situées dans la moitié sud de la péninsule, explique le déplacement progressif de la capitale du royaume, d’abord située à Turin (1860), puis à Florence (1865) et à Rome (1870). Par ailleurs, une partie des démocrates, à l’image de Garibaldi, dénoncent le fait que la monarchie aurait détourné pour son propre compte les ambitions nationales des patriotes. Et dès la fin des années 1870, nombre d'acteurs – certains démocrates comme Garibaldi, mais aussi les nationalistes qui constituent alors un courant politique émergent à droite – regrettent l'inachèvement d’une construction nationale qui n’engloberait pas tous les Italiens. Les projets d’irrédentisme, d’abord envisagés à l’échelle de la Méditerranée puis à celle des Balkans, sont représentatifs de ce phénomène, de même que les appels à l’Italie à se lancer dans la compétition coloniale en Afrique ou la volonté de l’inclure dans la communauté plus large de la « latinité » à partir des années 1880. Dans un ordre européen de plus en plus marqué par la concurrence des systèmes d’alliance, cette communauté constitue un outil défensif qui vise la préservation d’une nation menacée.

Citer cet article

Pierre-Marie Delpu , « La construction des États-nations au xixe siècle : l’exemple italien », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 12/10/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12233

Bibliographie

Brice, Catherine, Pécout, Gilles (dir.), « L’Italie du Risorgimento. Relectures », dossier thématique, Revue d’histoire du xixe siècle, no 44, 2012/1, p. 7-161.

Musiani, Elena, Faire une nation. Les Italiens et l’Unité (xixe-xxie siècles), Paris, Seuil, 2018.

Patriarca, Silvana, Riall, Lucy J. (dir.), The Risorgimento Revisited. Nationalism and Culture in Nineteenth-Century Italy, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012.

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