Formes et réformes des systèmes pénitentiaires en Europe (xixe-xxe siècles)

La prison s’est imposée comme un espace proprement pénal à l’échelle de l’Europe depuis la fin du xviiie siècle. Les réformateurs européens, soucieux de trouver la meilleure organisation pénitentiaire, ont défendu comme principes d’organisation la nécessité du travail carcéral et l’adoption du modèle cellulaire, pensées comme vecteurs de discipline. Les idéaux pénitentiaires se sont toutefois heurtés aux revirements des politiques pénitentiaires et aux misères de la vie carcérale. Les nouveaux savoirs criminologiques à la fin du xixe siècle, discutés et diffusés en Europe, ont renouvelé les critiques à l’encontre des régimes pénitentiaires, en défendant l’idée d’une adaptation de la prison aux différents types de criminels. La refonte de l’ordre pénitentiaire, tourné vers la resocialisation des prisonniers, a été entreprise après la Seconde Guerre mondiale. Malgré le partage de normes et de standards européens, les systèmes pénitentiaires connaissent des évolutions différentes à l’échelle du continent, depuis les années 1970.

La prison de Pentonville en Angleterre, en 1844. Source : Wikipedia.
Sommaire

À la recherche du meilleur régime pénitentiaire 

À partir de la fin du xviiie siècle, la prison est devenue le nouvel étalon de la peine et de la rationalité punitive en Europe. Son avènement s’inscrit dans l’histoire longue des lieux d’enfermement d’Ancien Régime (tuchthuis hollandais, bridewell anglais, hôpital général français), qui cumulaient des fonctions de détention, d’assistance et de correction. La refonte du droit de punir, appuyée sur une nouvelle conception de la justice élaborée notamment par le juriste et philosophe italien des Lumières, Cesare Beccaria (1738-1794), débarrasse progressivement les codes pénaux de la panoplie des châtiments corporels. Un processus majeur de transformation de l’enfermement s’enclenche entre 1750 et 1850 qui fait de la prison un espace alors proprement pénal.

Les prisons comme lieux de peine suscitent d’emblée de nombreux discours sur la nécessité de les réformer. Ce souci se retrouve dès la fin du xviiie siècle dans l’œuvre du sheriff John Howard (1726-1790), qui entreprit un voyage pour visiter les prisons du continent afin de réformer le système de son pays. La réforme, entendue comme la recherche de la meilleure organisation pénitentiaire, devient une préoccupation à l’échelle européenne. Dans les années 1810-1830, les philanthropes, tels le Prussien Heinrich Balthasar Wagnitz (1755-1838) ou l’Anglaise quaker Elizabeth Fry (1780-1845), dénoncent les conditions de vie carcérale. Ces premiers réformateurs partagent l’intime conviction, teintée de foi religieuse, que la prison contient la promesse d’une transformation morale des individus condamnés, à condition de les soumettre à une stricte discipline.

L’avènement du modèle cellulaire

L’isolement et la nécessité du travail s’imposent au xixe siècle comme les principes d’une bonne organisation des prisons. L’architecture carcérale est au centre des discussions, alimentées notamment par des utopies comme le « panoptique » imaginé par le philosophe anglais Jeremy Bentham (1748-1832) : la discipline s’y incarnerait dans une forme architecturale circulaire où les détenus, confinés dans des cellules, se sentent observés par des gardiens situés dans une tour centrale. La nécessité d’encelluler les prisonniers fait alors consensus en Europe. Deux modèles venus des États-Unis divisent pourtant les spécialistes des prisons, dont certains, comme Alexis de Tocqueville (1805-1859) ou Nikolaus Heinrich Julius (1783-1862), ont fait le voyage outre-Atlantique. D’un côté, le modèle d’Auburn s’articule autour du travail en commun le jour et de l’isolement individuel la nuit. De l’autre, le modèle pennsylvanien prône un isolement absolu, jour et nuit. Dans les faits, les pays européens ont mis en œuvre des formes plus ou moins hybrides et abouties de ces modèles. Si la Belgique mène la politique cellulaire la plus constante, la France, à l’inverse, alterne entre l’affirmation du régime cellulaire (1836 et 1875) et son abandon (1853). En tout état de cause, les divers projets d’aménagement des prisons se heurtent aux problèmes de surpopulation, aux lacunes financières et aux contraintes de bâtiments souvent vétustes, créant d’irrémédiables décalages entre idéaux carcéraux et misère de la vie pénitentiaire.

L’introduction des régimes cellulaires au milieu du xixe siècle coïncide avec un durcissement de la vie carcérale, justifié par un effritement de la vision optimiste de la prison au profit d’une conception davantage dissuasive de l’enfermement. Les peurs sociales, liées à l’industrialisation et à la paupérisation des travailleurs urbains, alimentent les nouvelles attentes répressives qui entourent l’espace pénitentiaire. Pensés essentiellement au masculin, les règlements se durcissent, comme en témoignent l’adoption de la règle du silence ou l’interdiction du tabac. Ce tournant s’accompagne d’un pic de la population carcérale en Europe, composée essentiellement de jeunes hommes peu qualifiés, urbains et sans domicile fixe. Les femmes, séparées en théorie des hommes dans des prisons ou quartiers distincts, représentent environ 20 % de la population, et leur proportion tend à décroître. Dans le même temps, les États tentent d’uniformiser les régimes disciplinaires de leurs prisons – efforts qui se heurtent à la diversité des situations locales et au degré plus ou moins poussé de centralisation de leur administration.

Adapter la prison aux criminels ?

L’ambition réformatrice se poursuit dans la deuxième moitié du xixe siècle, instaurant une concurrence entre les nations à l’échelle européenne. Un réseau d’experts attachés à construire une « science pénitentiaire » (ou Gefängniskunde) anime les congrès pénitentiaires internationaux à partir de 1846. L’organisation du travail pénal (à la charge d’un entrepreneur privé ou de l’État) et la classification des criminels (selon l’âge, les délits, le degré de moralité) relancent les discussions, dans un contexte de hantise de la récidive. Les critiques contre le régime carcéral redoublent à la fin du xixe siècle, alimentées par les développements de l’anthropologie criminelle, discipline attachée à expliquer les causes du crime et prônant le traitement individuel des délinquants.

Au tournant du xxe siècle, les savoirs criminologiques, assimilant le crime à une pathologie dont les causes seraient biologiques ou sociales (les deux conceptions n’étant pas exclusives l’une de l’autre), tendent à légitimer une vision duale de la population pénitentiaire, dans un contexte où la priorité politique réside dans la « défense de la société ». D’un côté, les délinquants « occasionnels », supposés avoir une chance de s’amender, devraient éviter la prison, bénéficier d’un adoucissement graduel de leur détention (régime progressif, dit « irlandais ») ou être libérés de manière anticipée. La libération conditionnelle (adoptée en Angleterre en 1853, en Croatie en 1875, en Italie en 1889, etc.) et le sursis (adopté en Belgique en 1888, en France en 1891, en Bulgarie en 1904, etc.) tendent à détourner de la prison une partie de la population criminelle. Dans cet effort préventif, les institutions qui suscitent le plus d’attentes sociales sont celles pour mineurs, investies de nouvelles visées éducatives. De l’autre côté, les délinquants « d’habitude », considérés comme « irrécupérables », sont promis à un durcissement de leur emprisonnement, voire à des projets de mesures de sûreté au-delà du terme de leur peine. Contre les multirécidivistes, les républicains français font le choix de la relégation au bagne en 1885, à rebours des Anglais, qui ont arrêté les envois dans leurs colonies au milieu du xixe siècle. Il est vrai que tous les pays européens n’adoptent pas, au même moment, les mêmes chemins en matière pénitentiaire. Alors que la Belgique développe des laboratoires d’anthropologie criminelle au cœur des prisons, l’Europe centrale et orientale s’aligne progressivement sur les mesures pénitentiaires adoptées par les pays occidentaux à la fin du xixe siècle, quand les régimes totalitaires utilisent la prison comme outil de répression politique à grande échelle, articulée au système des camps.

Convergences et divergences pénitentiaires en Europe après 1945

Après le second conflit mondial, les pays européens partagent l’ambition de refonder leurs systèmes pénitentiaires, entachés par la déshumanisation et l’arbitraire qui y ont régné pendant la guerre. Réformer dans le sens d’une peine plus humaine conduit à l’affirmation d’une nouvelle politique pénitentiaire centrée sur la resocialisation des prisonniers. L’isolement individuel diurne n’y est plus prôné, sauf comme mesure disciplinaire et sécuritaire. De nouveaux standards internationaux, comme la Convention européenne des Droits de l’homme en 1950, fixent des cadres normatifs, qui ont progressivement contraint les États européens à reconnaître des droits fondamentaux aux détenus, dont le respect reste toujours un enjeu de lutte au quotidien. Certains pays européens se sont engagés, plus que d’autres, dans des choix alternatifs à l’emprisonnement, comme le prévoient la loi pénitentiaire néerlandaise de 1953 ou le Code criminel suédois de 1965. Des lignes de partage se dessinent ainsi entre les systèmes pénitentiaires européens depuis les années 1950 : l’Europe du Nord a réussi à faire baisser la population incarcérée, tandis que l’Europe de l’Ouest et du Sud a été confrontée à des révoltes carcérales dans les années 1970 et à une hausse de sa population carcérale.

Citer cet article

Elsa Génard , « Formes et réformes des systèmes pénitentiaires en Europe (xixe-xxe siècles) », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 23/06/20 , consulté le 19/03/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/14117

Bibliographie

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