Places fortes, camps, citadelles, garnisons, bastilles, forteresses : ces lieux de concentration de la vie militaire constituent le noyau régalien des organisations politiques, des cités États grecs aux garnisons des limes romains jusqu’à l’incastellamento médiéval. La première modernité européenne, marquée par la « révolution militaire » (Geoffrey Parker), constitue cependant une rupture en rendant plus nécessaire la constitution d’armées permanentes, aux effectifs plus nombreux, contre le modèle des soldats mercenaires ou des levées provisoires de vassaux et de milices. Cette rupture se traduit par la multiplication des places fortes aux frontières des États européens sur le modèle de la « ceinture de fer » de Vauban (1633-1707) ou des fortifications imaginées par Menno Van Coehoorn (1641-1704) aux Provinces-Unies à la fin du xviie siècle. La nécessité d’immobiliser les troupes en temps de paix remet progressivement en cause le système de logement chez l’habitant – alors considéré comme une charge pénible dont certains pouvaient être dispensés par les privilèges et l’impôt – et convainc les États de diffuser le modèle des casernes. Ainsi en 1763, le duc de Choiseul (1719-1785), chef du gouvernement de Louis XV, choisit de fixer les régiments de cavalerie dans les casernes construites sur le modèle de l’école de Saumur.
Au même moment, la caserne devient un espace disciplinaire consacré au dressage du soldat sur le modèle du drill promu par Fréderic II de Prusse (1712-1786). L’attention plus grande portée à l’instruction militaire dans la seconde moitié du xviiie siècle redéfinit la caserne comme un espace clos dont l’architecture est alors pensée pour assurer la surveillance et la discipline des corps. Ce projet disciplinaire décrit par Michel Foucault – dont la caserne n’est alors qu’un des avatars – ne doit pas être confondu avec les réalités sociales de la vie militaire. Les casernes ne sont pas séparées de la société urbaine et les soldats y vivent encore avec leurs familles, rendant plus difficile l’emprise disciplinaire. En France, seuls les régiments de la Garde royale contraignent les soldats à l’enfermement, la majorité des troupes étant encore logées chez l’habitant. Dans l’armée piémontaise, les familles de soldats vivent dans les casernes qu’aucune barrière physique et symbolique ne sépare de l’environnement urbain.
La construction des casernes comme hétérotope (autre lieu), marqué par l’exclusion des populations civiles et l’enfermement des soldats, est le résultat d’un processus plus long qui aboutit véritablement à la fin du xixe siècle. L’exclusion progressive des femmes de la vie militaire après la Révolution française constitue certainement une caractéristique majeure de ce processus. Alors même que celles-ci jouaient un rôle primordial dans les armées européennes au xviiie siècle, assurant les fonctions de vivandières, de concubines, d’épouses et de mères, elles sont peu à peu exclues de l’espace des casernes et cantonnées à des rôles circonscrits par l’institution militaire. Les casernes participent ainsi à la réglementation des bordels en Europe avec, pour objectif, de lutter contre la contagion vénérienne imputée aux femmes. En Grande-Bretagne les Contagious Diseases Acts promus en 1860 visent initialement à protéger les garnisons militaires. En France, les ménages militaires – lorsqu’ils sont autorisés – quittent les murs de la caserne au xixe siècle. Les épouses, dont la dot est contrôlée, vivent dans les villes de garnison et les enfants de troupe sont reçus dans des institutions spécialisées, en dehors des régiments à partir des années 1870. Il n’est pas jusqu’aux cantinières et aux blanchisseuses qui ne soient finalement exclues de ces espaces dans les années 1900.
Cette mise à l’écart des populations civiles accompagne le renforcement du contrôle disciplinaire exercé sur les soldats. Les casernes partagent avec d’autres institutions disciplinaires (prison, asile, hospice) les techniques caractéristiques de contrôle et de surveillance : identification par les registres de troupes, marquage de l’uniforme, ritualisation des gestes dans l’instruction, système d’examens et de formation (le plus souvent réservée à la noblesse), appels réguliers pour lutter contre la désertion, système de punitions/récompenses reposant sur la liberté de circulation. Cette emprise disciplinaire est encore renforcée par la complexification hiérarchique qui voit apparaître un nombre croissant de grades et d’emplois réservés aux cadres intermédiaires (adjudants, enseignes, non-commissioned officers) spécialisés dans la surveillance et l’instruction de la troupe. Après 1815, l’ordre social des casernes reste caractérisé par le recrutement privilégié des officiers parmi les élites sociales conservatrices et libérales. La troupe (soldats et sous-officiers) reste composée pour une large part d’hommes appartenant aux classes populaires n’ayant pas les moyens d’échapper à la contrainte militaire. Ces différences sociales renforcent un peu plus l’emprise d’une discipline militaire parfois brutale, exercée sur des hommes souvent considérés par les officiers comme de simples domestiques.
Cet ordre social et disciplinaire n’est pas remis en cause par l’adoption quasi généralisée du service militaire obligatoire en Europe dans la seconde moitié du xixe siècle. Cependant, le modèle de la conscription universelle inventé par la Révolution française (loi Jourdan Delbrel de 1798) et repris par la Prusse (1814), confère une dimension nouvelle aux casernes. Ces espaces disciplinaires sont désormais investis d’une mission politique : imposer l’autorité des États et permettre la diffusion d’une culture nationale ou impériale, à l’instar des conscrits austro-hongrois réunis sous les drapeaux de la Gemeinesame Armee (armée commune). Dans les pays qui ont adopté le service militaire obligatoire, les casernes sont également présentées comme les lieux d‘apprentissage d’un modèle de masculinité hégémonique : le modèle militaro-viril.
Instruments d’unification politique et culturelle à l’échelle nationale ou impériale, la caserne est investie de projets idéologiques qui diffèrent sensiblement selon les pays. En France, la caserne doit réaliser un citoyen-soldat abstrait sur le canevas centralisé de l’État-nation. En Allemagne et en Italie, ses promoteurs insistent davantage sur l’unité nationale par le brassage des hommes. Mais à quelques exceptions près, la caserne est conçue en Europe comme un instrument de contrôle étatique, au même titre que la fiscalité ou l’obéissance à la force publique. Le refus de l’encasernement (insoumission, désertion) apparaît alors comme un marqueur de l’étatisation des populations, forte en France et beaucoup plus faible dans certaines provinces espagnoles comme la Galice où le refus du service militaire – qui repose encore sur le tirage au sort – reste massif à la fin du xixe siècle. Seules les casernes britanniques, à l’écart du mouvement européen d’encasernement, cultivent leurs singularités par un recrutement local destiné aux engagés volontaires et par l’organisation d’une vie familiale à l’intérieur des régiments.
Après 1945, la partition de l’Europe et la doctrine de la dissuasion nucléaire rendent de moins en moins nécessaire la fixation de grands effectifs, contribuant à affaiblir la légitimité des casernes. Le décalage de plus en grand entre la justification idéologique de l’encasernement et son absence de nécessité tactique conduit au désinvestissement collectif et à l’abandon de ce système dans la plupart des pays européens. Mais l’abandon de l’encasernement ne signifie pas sa disparition complète, qu’il soit encore utilisé à l’appui d’un projet d’unification virile et nationale, légitimé par la crainte d’un affrontement militaire – comme en Ukraine et en Russie – ou qu’il soit vanté par comme un outil de cohésion sociale, censé redonner le sens de l’autorité, de la solidarité et des valeurs nationales à une jeunesse supposée sans repères.